La sorcière est un personnage que l’on associe souvent aux contes de fées. Représentation du monstre, au même titre que l’ogre ou le grand méchant loup, auquel l’héroïne ou le héros-enfant doit survivre (ou pas…), elle incarne la transgression de la figure maternelle. Parfois belle-mère, parfois munie de son balai et de son chaudron, attributs détournés de leur symbolique domestique traditionnelle, la sorcière trouve sa source dans des mythes antiques qui en font la détentrice d’un savoir mystique qui lui est propre, associé aux forces vitales de la nature.

Liées à la lune, les magiciennes de l’antiquité gréco- latine Hécate, Artémis, Circé et Médée connaissent les secrets de la vie et de la mort. Si Circé est davantage connue pour son rôle de femme fatale dans les aventures d’Ulysse, où elle réduit les hommes à l’état d’étalons ou de porcs, ce qui en dit long sur le rôle qu’elle leur attribue, le culte d’Hécate et d’Artémis se rapporte aux étapes fondamentales de la vie d’une femme. Dans les deux cas, elles sont associées à la fertilité et à la naissance, mais aussi aux forces infernales. Artémis, par exemple, peut à la fois faire naître les épidémies et les guérir ; elle aide les femmes en couches, mais est aussi la cause de leur mort. Figure antithétique, la sorcière/magicienne donne et prend la vie.

Médée ou l’art de la transgression

Médée, comme ses consœurs, possède la beauté, le savoir et la puissance. Son personnage est particulièrement intéressant parce qu’il illustre parfaitement la mère contre nature. Si Médée connait les plantes qui guérissent et qui tuent, maitrise les éléments et le temps par ses incantations, on la connait surtout parce qu’elle a tué ses deux enfants, nés de son union avec Jason (qui, malgré toute sa force virile et sa testostérone, n’aurait pu conquérir la toison d’or sans les philtres magiques de la jeune femme). Certains limitent la tragédie de Médée à la vengeance d’une femme contre son époux qui l’a abandonnée pour une jeune fille et la promesse d’un trône. Or s’il est vrai que la fureur destructrice de Médée est sans borne, on ne peut la circonscrire à celle-ci, d’autant plus qu’un deus ex machina1 (incarné chez Euripide par un char tiré par deux chevaux ailés, don de son aïeul, le Soleil2) la sauve de la mort in extremis, ce qui nous incite à penser que les dieux sont de son côté. La sorcière Médée n’est donc pas broyée par la machine infernale de la tragédie, au contraire, le meurtre de ses enfants semble la libérer de son amour pour Jason, de l’aliénation de sa réalité de mère qui la privait de ses pouvoirs magiques qu’elle se réapproprie. L’infanticide impuni est tellement inconcevable qu’Anouilh3 fera de Médée une femme qui, rongée par le remords, ne survivra pas à ses enfants et s’enlèvera la vie. Malgré ce désir de rétablir une image féminine plus conforme et rassurante, il demeure que la sorcière antique représente une figure d’émancipation qui ne peut être aliénée à aucune autre force que celle de la nature.

 

La sorcière chrétienne : toutes au bûcher

Les caractéristiques de la sorcière antique se noircissent considérablement durant la fin de la période médiévale. À partir du XVe siècle, ce glissement manifeste principalement la tentative de répression des femmes par l’Église, qui se fonde sur une lecture des Saintes Écritures pour justifier l’infériorité féminine (l’exégèse biblique fait notamment de la création d’Eve une preuve de sa soumission à l’homme, alors que la Chute associe la première femme à un esprit tentateur et fourbe, évidemment lié à la nature spécifique du sexe féminin). La sorcière devient alors une créature incarnant l’anti- religion. Elle n’est plus païenne, mais alliée de Satan, chevauchant un bouc pour s’envoler vers le sabbat, cette assemblée nocturne où elle pourra renier la foi catholique, pratiquer le cannibalisme et le meurtre rituel de jeunes enfants, en plus de laisser libre cours à sa sexualité débridée.

Tout un programme, qui met bien en valeur la filiation avec les sorcières antiques et l’inversion des rôles traditionnellement féminins, particulièrement par la transgression des symboles liés à la maternité. Le mythe démonologique, fondé sur la certitude de l’existence d’une secte vouée à renverser la religion du Christ, va donc participer au développement de l’imagerie de la sorcière diabolique, qui jouit d’un pouvoir maléfique pour nuire aux hommes et à Dieu.

La sorcière médiévale est, comme les hérétiques, les juifs et les lépreux, un bouc émissaire des temps de désespoir, comme le dira si bien Michelet4 quelques siècles plus tard. En la tenant responsable des malheurs individuels et collectifs, cette femme, souvent marginale, est le pharmakos5 idéal que l’on peut sacrifier sur les bûchers de l’inquisition sans trop se poser de questions. La confusion entre les connaissances de ces femmes quant à l’usage médicinal des plantes et les pouvoirs magiques qu’on les accuse de détenir les rendent particulièrement vulnérables. Il n’existe qu’une très mince et fragile frontière entre la sage- femme et l’avorteuse, entre la mère aimante et la cruelle belle-mère de Blanche-Neige, entre la grand- mère bienveillante et la vieille sorcière friande de chair enfantine bien dodue.