« Partout en ce moment circule une invraisemblable nouvelle. Réjean Ducharme serait mort. La rumeur est saisissante et loufoque. (…) Il suffit d’ouvrir immédiatement L’océantume, L’hiver de force, ou n’importe quel livre signé Réjean Ducharme, pour constater par l’évidence que rien de cela, si vif et crépitant, n’est mourant ni ne peut jamais mourir ! », écrivait Monique Proulx, dans La Presse+, peu après le décès de l’auteur de 76 ans, survenu le 21 août 2017.

Ducharme, décédé ? Ayant mené une existence en parallèle de la nôtre, il nous avait presque fait croire à son immortalité. « La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois », nous avait-il prévenu en 1967, dans la version livre de poche de L’avalée des avalés. N’empêche que la nouvelle nous est restée en travers de la gorge. Ducharme, décédé? « Rête-moi ça tussuite ! »

Or, le hasard fait parfois bien les choses. À peine nos larmes ravalées, les éditions du passage lançaient, avec 51 ans de retard, Le Lactume – dont le joli titre annonce L’océantume, récit des amères amours d’Iode Ssouvie. Alors que l’énigmatique écrivain entrait dans la légende, nous plongions aux sources de son œuvre grâce à cet ovni coloré.

Il était « 1966 fois la même chose »

Selon la légende, Robert Massin, directeur artistique chez Gallimard, remit à Raymond Queneau, géniteur de Zazie dans le métro, le 13 avril 1966, deux chemises jaunes accompagnées de ce billet : « Je vous remets ce dossier de dessins que je viens de recevoir de Montréal. Je ne connais pas l’auteur. C’est pour le moins curieux

– du pop art mal digéré ? – mais avec des trouvailles, il me semble. »

Ledit dossier contenait 198 dessins avec légendes, lesquels paraissaient avoir été exécutés par un ado doué, « va savoir », adepte d’art inuit et avide lecteur de la Flore laurentienne. Est-ce la silhouette de Chateaugué, sœur fatale « d’origine esquimaude » de Mille Milles du Nez qui voque, qui se profile dans ces entrelacs tantôt géométriques, tantôt organiques ?

En scrutant ces dessins, où dominent parfois les verts et les roses, y devinerions-nous le « sacré crocus » d’André et Nicole Ferron, couple fusionnel lisant compulsivement l’œuvre de Marie-Victorin ? Tandis que l’ombre du tendre tandem rebelle de L’hiver de force plane au-dessus du Lactume, Ducharme, alors âgé de 24 ans, multiplie, avec la même irrévérence, les références à la culture populaire, des Beatles à France Gall en passant par Mantovani (« Manteaux vannés »).

 

Jeux de maux

Jouant avec les mots, trafiquant leur sens, maltraitant leur orthographe, Réjean Ducharme jette les bases de l’œuvre à venir et transforme, involontairement, ce ludique creuset en testament d’un poète. Certes, on sourit en lisant ses trouvailles tour à tour inspirées, insolentes et infantiles. Cependant, sous la légèreté apparente transparaît la gravité.

De sa plume fulgurante, le jeune auteur,  passif  mais féroce critique de son époque à l’instar de ses personnages, rejette le système en place. Dans la foulée, il nous met en garde contre la perte de l’innocence ;

« Les adultes sont des enfants qui se prennent pour des adultes. Méfiez-vous d’eux. » ; et les liaisons dangereuses,

« – Combien ce bel amour ? – Trente douleurs. » ; ou, encore,

« Tu as envie de rire Isabelle ? J’ai envie de mourir Isagaie ».

D’ailleurs, cette Isabelle qu’apostrophe l’auteur préfigure- t-elle les femmes insaisissables qui traversent l’œuvre de Ducharme, où Éros flirte avec Thanatos, où l’absurde valse avec le romantisme tragique ? « Isabelle, Isabelle, regarde ton lit ! Plus il va, plus il ressemble à un cercueil. »

Pour des raisons de budget, Le Lactume fut relégué aux oubliettes, c’est-à-dire aux fonds d’archives de Chartres. Qu’en serait-il advenu si Massin n’avait pas fait le lien entre l’auteur et son double, Roch Plante, lors d’une exposition de Trophoux en 1995 ? Nul ne saurait dire. Pas même Rolf Puls, à qui l’on doit cette ultime publication post-mortem à travers laquelle Ducharme semble nous dire : « J’ai 76 ans et je suis enfant de 24 ans. »

« C’est tout. »