Quelle place tient l’œuvre de Ducharme dans votre vie et dans votre art ?

Réjean Ducharme est entré très tôt dans ma vie, via les pages culturelles des quotidiens ; en 1976, adolescent, j’avais été fasciné par une photo de production d’Ines Pérée et Inat Tendu, puis je me souviens avoir été intrigué par la critique de HA ha!… à sa création. J’avais d’abord lu trop jeune L’avalée des avalés ; je n’avais rien compris, mais j’en avais capté l’immense désir d’amour. En fait, c’est lorsque j’étudiais pour être comédien que j’ai lu Ducharme et que je me suis reconnu dans ses œuvres.

Quelques années plus tard, en 1988, je désirais mettre en scène un premier spectacle et l’univers de Ducharme s’est imposé à moi. À quelle heure on meurt ? demeure l’expérience théâtrale la plus forte que j’aie vécue. Pas tant parce que c’était ma première mise en scène, mais en raison de la profondeur de cet univers littéraire, un univers avec lequel je me sentais — et me sens encore — en osmose. Avec Ducharme, je suis en moi, chez moi, par son appropriation du langage et de toutes les dimensions de notre culture : j’y trouve à la fois Corneille et Le ranch à Willie.

Comment pouvions-nous partager l’énergie de cet homme qui était autant dans la célébration de la vie que dans le pessimisme le plus total ? Il y a aujourd’hui tellement de gens, jeunes ou vieux, qui peuvent aussi se sentir comme ça. J’ai donc voulu retrouver l’essence et l’humour caustique d’un gars fougueux de 24 ans. Mais ce qui se dégage surtout d’Autour du Lactume, c’est, j’oserais dire, une élégance dans l’impertinence.

Le spectacle a d’abord été présenté au Festival international de la littérature en septembre 2017. Comment ce projet a-t-il d’abord été amorcé ?

Cet événement a été pensé par les éditions du passage pour accompagner le lancement du livre. Avant son décès, on m’a rapporté que Ducharme avait approuvé le projet avec cette mise en garde : « Super ! Et n’oubliez pas, c’est drôle, cette affaire-là ! ».

Fin juillet 2017, je reçois donc Le Lactume et je commence à transcrire les légendes, une à une, dans l’ordre. Se passe alors un phénomène mystérieux : je me retrouve immédiatement plongé dans le même élan créateur que j’avais connu avec À quelle heure on meurt ?. Je reconnais l’énergie de Ducharme, son mélange de références québécoises et européennes, ses thèmes : l’amour, l’amitié, la culture populaire, la critique sociale, l’écriture.

Puis je crée un nouvel ordre pour les titres et lorsque Markita les lit — nous sommes à la mi-août —, nous retombons dans le même plaisir éprouvé avec La fille de Christophe Colomb. Nous nous retrouvons dans l’ébullition des années 1960 : le Mille Milles du Nez qui voque devient un alter ego de Ducharme ; L’océantume nous conduit aux Chants de Maldoror. Le mariage d’insouciance et de gravité nous oriente vers Rimbaud. Et il y a la musique, baroque ou pop, peu importe, que Ducharme aimait tant : Françoise Hardy, Chopin et les Jefferson Airplane. Et du silence. Et de la danse.

Fin août, alors que je suis en Europe, j’apprends la mort de Ducharme. Je suis bouleversé. Comme notre travail était très avancé, la pression de faire un hommage posthume nous a été épargnée. Mais son décès ne pouvait faire autrement que de donner une couche de sens supplémentaire à l’événement, une gravité dans la légèreté.

Cet entretien a été réalisé par Paul Lefebvre dans le cadre de la présentation initiale d’Autour du Lactume, au FTA 2018.