Tout le monde veut être Claude Bégin

Je suis un papillon de nuit
attiré par l’incandescence des fluos
qui illuminent une vingtaine de vélos stationnaires,
des poulies qui supportent 200 livres (pas d’mots)
et des peaux salées qui ne demandent qu’à être léchées
comme on suce la pelure d’un edamame.

Franchir la porte
pour le gain
une ristourne
en cash,
une récompense
dopaminergique.

Réconforté de porter du medium
aux lendemains de bench,
je prie
les yeux vitreux
devant ces mantras FitForLife
qui m’assurent une « communauté ».

On peut sans doute lire
dans le portrait de la pilosité faciale
comme certains lisent
dans le marc des cafés turcs.

On associe la barbe fournie à l’homme de lettres, universitaire, mûr et bienveillant.
Le bouc à celui qui s’ennuie de son charisme des années 90.
La barbe de 3 jours à ceux qui feignent de se négliger pour camoufler le métrosexuel en eux.
Les pattes de mouche à ceux qui préfèrent s’amuser.
Et le collier de barbe aux hommes en cruel manque d’attention.

Les gauchistes célèbreraient davantage la barbe que les Trumpistes, les étudiants aux doctorants, les chômeurs aux salariés et les protestants aux catholiques.
La « communauté » homosexuelle, à 61%, porterait la barbe, signe ostentatoire de virilité.

Le moins qu’on puisse dire c’est que je succombe aux dictats du poil pour m’assurer d’être considéré comme gauchiste, en voie d’être davantage scolarisé, un peu pauvre mais soucieux d’être observable et non discriminé auprès de la gent masculine. Voilà la deuxième injonction identitaire qui inscrit mon personnage social dans un script défini, confortable, voire même classique.

Enfant du 11 septembre, mon éveil sexuel est caractérisé par un bon nombre de modèles masculins dont on a fait l’éloge lors des attentats de 2001 : pompiers, membres de l’armée, policiers, hauts fonctionnaires, etc. Ces hommes à qui l’on doit une fière chandelle pour leur courage, leur dévotion et surtout leur force physique à toute épreuve pour venir en aide aux plus démunis, gravitent dans mon imaginaire comme dans les récurrents scénarios pornographiques gays : ces héros physiquement disproportionnés sont dans la plupart des cas dominants, straight for pay, et imposent aux personnages les plus chétifs de répondre à leurs moindres élans sexuels. Peu importe l’envie ou les positions, ces bêtes de virilité ne perdent en aucun cas de mascu-points!

Lisa Duggan, professeure d’analyse sociale et culturelle à l’Université de New York, décrit cette homonormativité ambiante comme une glorification de l’homosexuel normatif qui s’inscrit parfaitement dans les codes prescrits de l’hétéronormativité. « [L’homonormativité est] une nouvelle politique sexuelle de type néolibéral qui repose sur la possibilité d’une démobilisation, sur une culture gay privatisée, dépolitisée, ancrée dans la domesticité et la consommation. […] [Les] sujets gays et lesbiens embrigadés dans une politique qui ne conteste pas les institutions hétéronormatives dominantes mais qui les soutient et les fortifie. »1 Ces affirmations me donnent la chair de poule. Des frissons de honte parcourent mon épiderme et je me demande, au-delà de ce que m’a appris le sexagénaire millionnaire RuPaul, ce qu’il reste des luttes de Stonewall, Paris is burning et de la première manifestation du sida au Congo de 1959. Qui nous a légué ces espaces de liberté et qu’en faisons-nous? Les droits, tel le mariage, sont-ils vraiment vecteurs de potentialités?

 

Reconnus au Québec en 2002, les mariages entre conjoints de même sexe sont à la fois célébrés et critiqués au sein de la communauté LGBTQIA+. Évoluant dans une société hétérocentrée, il apparaît évident que les institutions mises en place viennent créer un cadre normatif traçant les contours d’un mode de vie homosexuel très restrictif, voire une progressive assimilation. Cette revendication d’égalité s’apparente davantage à un droit à l’indifférence de l’homosexualité et voit s’accentuer une forme d’homogénéisation sociale. Derrière l’idée de la tolérance se cache l’injonction du coming out qui permet de cibler les individus afin d’institutionnaliser leur mode de vie, leurs valeurs et leurs aspirations dont l’idée de se marier (et par l’occurrence d’être monogame) et d’élever des enfants : « les catégories identitaires sont non seulement ce par quoi nous existons et luttons, elles sont aussi ce par quoi nous sommes subordonné-e-s et ce par quoi nous subordonnons » 2. Au-delà des modes vestimentaires, de la tendance à la hausse des Pumpkin Spice Latte, des bleachs et de l’éternelle aspiration à devenir un hunk, c’est un mode de vie, fortement influencé par le modèle familial, qui nous est vendu. Est-ce réellement la norme que nous souhaitons ou la revendication d’une marge indifférenciée? Je suis perdu.

 

En lisant les textes des jeunes créés lors du stage pour Le Scriptarium en janvier dernier, j’ai ressenti une énorme vague de chaleur provenant de la nouvelle génération. Une fièvre intempestive qui secoue doucement les a priori et qui lutte contre la dépolitisation. Merci d’avoir revendiqué toutes les lettres de notre communauté LGBTQQIP2SAA, c’est un bon point de départ pour se conscientiser sur toutes les réalités et les potentialités que la vie nous offre. Continuez de m’ébranler pour tenter d’éliminer Claude Bégin de mes aspirations. J’ai essayé les pantalons léopards et je persiste à croire qu’ « il y a [de] la place pour une pensée intempestive, créant une brèche dans l’homogénéité de l’époque. »3