« Ça va paraître contradictoire, mais ça ne l’est pas pour moi. Je ne me considère pas comme une comédienne issue de la “diversité”. Je refuse qu’on me mette dans une catégorie. Oui, ma mère s’appelle Sylvie, elle est originaire de Berthier et elle est catholique. Oui, mon père s’appelle Abdallah, il vient de Casablanca et il est musulman… Et alors ? »

Sounia Balha est sortie de l’École nationale de théâtre du Canada en 2008. On a pu la voir sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui dans la pièce Trois de Mani Soleymanlou, aux côtés de nombreux comédiens dits « de la diversité », dont Talia Hallmona. Un an plus tôt, elles étaient sur cette même scène pour présenter en lecture publique ma dernière pièce, La recette de baklawas1.

J’invite toute la distribution, à laquelle il faut ajouter Mireille Tawfik, Natalie Tannous et Leïla Thibeault-Louchem (qui n’a pas pu prendre part à notre discussion), à réfléchir avec moi sur ce sujet sensible : la « diversité2 culturelle » sur la scène québécoise. Cinq comédiennes québécoises… qui portent toutes un nom venu d’ailleurs. Comme moi, en passant, qui suis d’origine libanaise par mon père.

Le milieu du théâtre québécois réfléchit lui aussi à cette question de la diversité culturelle sur nos scènes. Le congrès du Conseil québécois du théâtre (CQT), qui s’est tenu en novembre dernier à Montréal, en a d’ailleurs fait son thème central. On parle d’une évidente sous-représentation des artistes issus de l’immigration (comédiens, comédiennes, mais aussi auteurs et metteurs en scène). Selon l’étude menée par le CQT, pour la saison 2014-2015, seulement 10.5% des contrats liés à la scène ont été attribués à des artistes de la diversité, alors que les personnes issues de l’immigration forment 33% de la population montréalaise3.

La vaste question de la place de la diversité culturelle sur nos scènes touche selon moi à la définition du fameux Nous québécois, un Nous qui semble hésiter à inclure l’Autre. Pourtant, l’immigration ne date pas d’hier, et les jeunes issus de la première ou deuxième génération d’immigrants ont des histoires à raconter qui font déjà partie de notre Histoire. Qu’attend le théâtre pour s’en saisir ?

Bien sûr, ce débat comporte son lot de non-dits : malentendus, frustrations, ruminations, déni et silence. Car le sujet rejoint l’individu dans ce qu’il a de plus intime : son identité… Et celle-ci est certainement plus complexe et nuancée qu’il n’y paraît. Comment avancer sur ce terrain miné ?

Sounia explique : « Si vous me regardez droit dans les yeux et que vous vous dites, elle vient d’ailleurs, je dis oui, je comprends. J’ai comme tout le monde un casting qui me colle à la peau. Mais si vous prenez deux minutes pour me parler et que vous arrivez à la même conclusion, alors là, je ne sais pas quoi vous dire. Sinon que je n’ai pas de problème avec mon identité et ce que je suis. »

« De la diversité, il y en a depuis longtemps, poursuit Sounia. Dans Star Trek, par exemple ! Avec les Klingons et tout !… Et regardez aujourd’hui les séries Orange is the new black, ou Walking Dead. »

Mais revenons au Québec. Est-ce que j’ai le droit de dire que c’est justement cette « diversité » qui m’a attirée vers Sounia et Talia ? C’est au moment où elles terminent leur formation à l’École nationale de théâtre du Canada. Je les croise dans des projets de lectures, j’admire leur talent, leur fougue. Nous discutons, un verre à la main, je ne sais plus, et tout à coup, ça me frappe : elles ressemblent à mes tantes libanaises! Talia a la bouche de l’une, tandis que Sounia a l’air rêveur de l’autre. Et s’impose alors à moi le désir d’écrire pour elles une pièce inspirée de l’histoire de ces tantes. La recette de baklawas n’aurait pu voir le jour sans cette rencontre.

« Dans La recette de baklawas, on joue des rôles de sœurs, de mères, de cousines, au Québec. Pas des rôles de Libanaises », remarque Talia.

Ça change du casting de l’étranger dans lequel plusieurs sont confinés. C’est vrai : l’étranger, l’inconnu, l’immigrant, l’émigré, le migrant, le réfugié… le Klingon, peut-être ? Celui qui fait peur, qu’on ne connaît pas, qui menace… Et si on cherchait à le connaître, vraiment, de l’intérieur ?

« Dans un Québec qui défend son identité et sa langue, dit Natalie Tannous, il reste peu de place à l’autre même si cette autre est bel et bien née ici et se sent full Québécoise. Ce qui est particulier dans ce cas-là, c’est qu’on peut avoir l’allure nord-américaine (oui, oui, le Québec est francophone, mais nord-américain tout de même) et ne pas avoir d’accent, mais notre nom suffit à écarter notre candidature d’un potentiel casting. »

Talia continue : « La recette de baklawas parle d’ici, pas d’ailleurs. » Sounia : « Moi l’ailleurs, je ne le connais même pas ! »

Comme auteure, j’aimerais bien parler de cette part d’ailleurs que je porte en moi et qui n’est pas entendue. Ce sentiment d’être d’ici, mais pas tout à fait. D’appartenir à un ailleurs, le Liban peut-être, mais de ne pas me sentir légitimée de m’en réclamer. Une partie de moi existe en silence et veut se faire entendre.

Chaque expérience est distincte. « Je suis un produit de l’immigration, dit Mireille. On a souvent pris pour acquis que j’étais musulmane, alors que mes parents sont d’une minorité catholique. Même si je me dissocie de ces croyances religieuses, quand on catégorise d’emblée les gens dans une boîte qui ne leur correspond pas, on vient occulter leur réalité. Il y a une douleur associée au fait de ne pas exister dans l’imaginaire des gens, comme si on effaçait une partie de la population. »

Et en ce qui concerne le théâtre plus spécifiquement, elle ajoute : « On le sait, le milieu du théâtre est un milieu difficile pour tous. Les rouages de la discrimination sont difficiles à démonter pour l’individu qui n’a que son vécu personnel comme référent. Dans mon cas, c’est le théâtre Montréal, arts interculturels (MAI) qui m’a donné la chance de prendre le clavier ET la scène, et ainsi, de faire exister cette réalité qui est la mienne et celle de tant d’autres. »

Mes amies veulent faire entendre leurs voix d’artistes. En cela, elles ne sont pas si différentes de leurs collègues québécois dits « de souche » qui peinent à trouver leur place dans un marché restreint et décident de monter leurs propres pièces. Mireille a écrit, joué et produit, avec sa compagnie Face de Râ, Marche comme une Égyptienne, un solo dans lequel elle revient sur ses origines, créé en 2011 et présenté en tournée jusqu’en 2014. Ce fut aussi le choix de Talia, avec la création de Moi et l’autre, spectacle pour adolescents, écrit en collaboration avec Pascal Brullemans, qui a gagné le Prix Louise-Lahaye 2015 du meilleur texte jeune public, décerné par le CEAD. En 2014-2015, Talia joue dans sa pièce, la produit avec sa compagnie le Théâtre Fêlé et, en mars 2016, la présente à la Maison Théâtre. Sounia a participé à l’élaboration du projet N’habbek/Je t’aime, un spectacle pour la jeunesse produit par le Théâtre de Quartier, en 2008. Leïla a cofondé la troupe de théâtre Les Berbères mémères avec ses cousines Ines et Elkahna Talbi. Elles produisent Temps de nuit, dans un bar de Montréal, et Bang Bang Love, qui impliquait de l’improvisation. Quant à Natalie, elle scénarise et réalise des courts métrages, dont La prière, un réquisitoire contre la violence faite aux femmes.

La solution semble être la création, l’écriture. Il y a tant à raconter. Que ces spectacles témoignent de la réalité de l’immigration ou non, qu’ils s’en inspirent ou lui tournent le dos, ils participent au grand récit du Québec, au dialogue qui s’installe avec les hommes et les femmes d’ici. N’est-ce pas ainsi qu’un pays se définit : les histoires que nous nous racontons nous permettent de nous voir, de nous reconnaître, de nous rêver, de nous construire ensemble. Le milieu théâtral québécois est-il au rendez- vous4 ?

L’intégration de la diversité culturelle est un enjeu crucial pour le développement du théâtre québécois… tout comme l’intégration de la diversité culturelle est essentielle au développement de la société québécoise…

« Je refuse d’être la comédienne « ethnique » de service, lance Natalie Tannous. Il est temps que le Québec s’ouvre aux autres. Ce que le public voit sur scène ou à l’écran est un reflet de son quotidien et quand on verra des gens comme nous – comme eux ! – à l’écran, sur scène, interprétant tous les types de rôles, incluant les premiers rôles, eh bien là, je suis convaincue, nous verrons du changement. »

Nous sommes tous Klingons !