La pièce reconstitue les arguments qu’ont pu échanger entre eux les membres de l’équipe chargée par la NASA de la sélection musicale figurant sur ce mystérieux et pourtant bien réel disque d’or porté dans l’interstellaire par les sondes Voyager 1 et 2 à destination d’improbables Extraterrestres. L’incertitude sur l’existence des destinataires porte à croire que la réflexion des protagonistes de la pièce de théâtre s’adresse en fait à l’auditoire. Elle métaphorise la faillite de nos langues humaines quand il s’agit d’exprimer nos émotions faisant de la musique une alternative nettement avantageuse.

Cependant, assigner une signification universelle au répertoire musical choisi pour représenter l’humanité entière suppose que pour franchir les barrières linguistiques et culturelles, la musique doit être libre, dépouillée de relation aux paroles et aux langues. Exclusivité de la musique instrumentale? Non, puisque fredons, murmures, jeux de gorge scandés sont aussi vecteurs d’émotion musicale. Ce langage d’avant les langues combiné au répertoire instrumental universel, tous genres confondus, permettrait de communiquer avec tout être sensible. Pourtant, les six personnages, Carl, Linda, Franck, Ann, Tim et Jon, ce dernier agissant hors scène, n’en sont pas moins torturés par le doute dans leur devoir de sélection.

Le Concerto Brandebourgeois No 2 de Jean-Sébastien Bach, pour cordes, continuo et quatre solistes : violon, hautbois, flageolet et trompette. « Un premier contact avec les Extraterrestres mérite d’être célébré dans l’optimisme, la lumière, l’enthousiasme. » Pour Linda, c’est trop mathématique! À quoi Franck oppose le fait que « toute forme musicale est mathématique. Les métriques caractérisent les différents genres musicaux : le binaire, la marche ; le ternaire, la valse. » Autant du calcul des degrés de la gamme, source des mélodies. Les mathématiques favorisent l’abstraction, la pensée pure, débarrassée de la subjectivité individuelle et des biais culturels associés aux langues parlées.

Un Tetouan Puspawarna exécuté par un gamelan balinais (orchestre indonésien) répond aux mêmes exigences : combinaisons de sonorités, résonances métalliques aux durées variables, langage qui séduisit Claude Debussy dans la tradition indonésienne où « la musique commence là où la parole est impuissante à exprimer ». Cet argument justifie aussi la rétention d’une pièce nommée « Aliments » des Mbwiti du Congo, « peuple qui ne connaît ni gouvernement ni hiérarchie ni religion ». Pure expression sonore épargnée par la codification excessive de nos sociétés. Retenu aussi : un ardent rock ‘n’ roll de Chuck Berry suivi de Mayu-Amanzi, pièce musicale minimaliste de Papouasie-Nouvelle-Guinée répétant un motif unique toujours varié : musique méditative agissant sur les nerfs au point d’amener les personnages à se tortillonner sur le parquet.

Une pièce de Sakuhachi rappelle que la musique ignore les frontières… Instrument de propagande, cette flûte introduite par les Nippons en Chine permit d’étendre leur influence grâce aux mesures (longueur et diamètre) subliminalement énoncées dans le nom même de l’instrument. Dans le même registre, une pièce de musique juive, sonnant comme un chœur russe avec sa « note pédale [un bourdon], cachée comme un drone sous les autres voix », commente l’un des personnages. Plus loin, un cor d’Azerbaïdjan « enregistré par Radio Moscou » et l’inévitable Sacre du printemps de Stravinsky. Entreprise diplomatique russe valant une tournée de vodka à l’équipe : allusion à l’actualité ukrainienne coïncidant avec cette recherche d’expression hors conventions linguistiques, puisque les mots ne font pas entendre raison.

Gavotte en rondeau de la Partita No 3 pour violon de Bach. Pourtant, selon Linda : « Le disque ne contient rien de romantique… Pas d’amour, pas de douleur amoureuse ». Tim comble cette lacune en diffusant le fameux cri de souffrance de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée de Mozart : « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen », où la colère, au-delà des paroles, s’exprime par de stupéfiantes vocalises. Un Melancholy Blues décliné par la trompette de Louis Armstrong accroît ce tourment de l’âme. Sans transition, la première fugue du Clavier bien tempéré de Bach. Tim se réjouit d’expliquer qu’une fugue est « le sommet de l’intelligence musicale ». Linda n’en a cure : elle déchire la partition pour nettoyer le plancher. La musique se passe d’explication.

Navajo Night Chant : chant autochtone américain entre bruits de gorge et cris. Pour Franck : « Tout ce qui vient d’une tradition autre transmet du plus humain; l’oreille réagit comme si quelqu’un d’une autre planète essayait d’entrer en contact avec moi et que je comprenais. » Ainsi, Liu-Chui, chanson chinoise vieille de 3000 ans signifiant « ruisseau qui coule » jouée sur un koto, instrument de la musique savante chinoise. Un raga indien (raga voulant dire « passion »), accompagné de sitar et de tabla, le tambour indien. Dans le même registre, Dark was the Night de Blind Willie Johnson, blues sans paroles, fredonné, murmuré, « qui nous fait voir des choses qu’on n’aurait pas vues autrement ». Enfin, la « Cavatina » du Treizième Quatuor, composée « dans les pleurs et la mélancolie » par un Beethoven totalement sourd : « Jamais ma propre musique n’avait fait sur moi une telle impression ».

Moralité : « L’infini est d’abord à l’intérieur de nous ».