1- Comment s’est passée votre rencontre avec ce texte qui traite de plusieurs enjeux délicats ? Quel a été le déclic ?
2- Bien qu’ils soient tous, d’une certaine façon, impliqués dans ce réseau, les personnages restent relativement attachants. Comment les avez-vous abordés ?
C.V : C’était important pour nous de ne pas les rendre machiavéliques ou de les qualifier de bons ou de mauvais. C’est beaucoup plus complexe que ça. Ce sont des gens marginaux, perdus ou malades qui souffrent et cherchent à quitter une vie « mainstream ». C’est du grand théâtre d’acteur·rice·s en fait et si je dois tirer un fil rouge, c’est une récurrence dans mon travail. Le personnage de Papa, joué par Yannick, est peut-être différent des autres parce que c’est le chef d’orchestre de cet univers. Ce qu’on lui reproche c’est de profiter de gens avides de sentiments, qui trouvent réconfort dans la communauté virtuelle et qui, progressivement, se détachent de tout dans la vraie vie.
Y.C : Oui, ce qui fait que mon personnage est plus problématique que les autres, c’est qu’il utilise la dépendance de plein de gens pour se payer du luxe. Peut-être que c’est vrai qu’il a trouvé une solution et que ce qu’il fait dans l’Inframonde, il ne le fait pas dans le monde réel. Mais en fin de compte, il profite des autres pour devenir millionnaire. C’est là où il est fautif, peut-être plus encore que pour le site qu’il a créé. Parce que si c’était pour le bien, ce site où les perceptions sont extraordinaires, ce serait fantastique ! Les univers virtuels peuvent avoir du bon : un jour, ceux qui n’ont plus de jambes, par exemple, pourront revivre la sensation de marcher. Papa a réussi à inventer quelque chose de nouveau, d’avant-gardiste, il a poussé plus loin la technologie, mais pas dans le bon sens. C’est là le problème.
4- Le spectacle a été créé à La Licorne en 2020 et a été stoppé en plein vol par la pandémie. Est-ce que les thématiques abordées dans la pièce résonnent différemment 3 ans plus tard ?
C.V : Absolument, ça résonne encore plus fortement depuis la pandémie où on a tous été confinés avec nos écrans. On le sait, maintenant, que c’est possible, que pour s’évader ou pour voyager, on va peut-être devoir se tourner vers ces sites-là, vers cette technologie qui n’arrête pas d’évoluer. Certaines études disent que les jeunes ont de moins en moins de relations sexuelles, puisqu’il est plus simple de rester devant son écran. Les crimes en ligne ont explosé aussi, la cyberdépendance est plus présente que jamais. Alors, d’autant plus en 2023, on aborde le texte de façon foncièrement actuelle, parce que c’est littéralement à notre porte
Y.C : À la base, on disait que c’était une dystopie futuriste. On dit encore que c’est une dystopie futuriste, mais c’est de moins en moins futuriste ! Parce qu’on a vu à quel point c’est possible de vivre presque exclusivement en ligne. On a fait des apéros sur Zoom ! Le compresseur avance. C’est moins du futur, c’est du futur proche, en tout cas. Mais ce qui est beau dans le fait d’avoir joué un peu le spectacle en 2020, avant que la pandémie éclate, c’est qu’on a constaté à quel point le public réagissait fortement à certains moments charnières, lorsqu’il comprenait quelque chose de nouveau. Déjà, les thématiques faisaient écho. Je suis très content qu’on puisse le reprendre. C’est une grande chance que le Théâtre Denise Pelletier nous ait ouvert la porte.
5- Quels sont les principaux enjeux philosophiques, éthiques et légaux soulevés par la pièce ?
É.L : Je l’ai dit, mais pour moi c’est vraiment un texte qui parle d’exploitation. Et il y a la protection de l’image, l’interface, les avatars. C’est un phénomène qu’on observe déjà, à quel point les gens s’abusent et s’intimident par Internet, comment on oublie qu’il y a quelqu’un derrière. Et il y a tous les enjeux légaux qui sont très actuels. On sait que des internautes peuvent, simplement en écoutant YouTube, s’embrigader complètement dans des idéologies. Ils appuient « play » sur une vidéo de golf et 450 heures de visionnement plus tard, ce sont des gens d’extrême droite ! J’exagère, mais c’est que les géants du web comme YouTube ou Facebook n’ont pas intérêt à ce qu’on se porte bien. Ils n’essaient pas de nous faire du mal délibérément. Ils veulent juste qu’on reste accroché. Et pour qu’on reste accroché, s’ils doivent nous proposer des choses qui nous font du mal, ils vont le faire. Je trouve que cette dimension-là est très bien dépeinte dans la pièce.
C.V : Oui, la machine dramaturgique est très efficace. Haley a fait un usage très habile de certaines clés de compréhension et de plusieurs concepts philosophiques. C’est très visionnaire aussi. Pour moi, il y a une question capitale qui en ressort : est-ce qu’on doit et est-ce qu’on peut légiférer l’imagination des gens ? Ça ouvre la porte à toutes les questions de liberté d’expression. On repart le débat, mais à un autre niveau. C’est vraiment du théâtre de rencontre d’idées. L’autrice ne répond pas aux interrogations. Elle nous dit qu’il n’y a pas qu’une seule vérité ou du moins, qu’elle se trouve dans la nuance.
Y.C : Une des questions posées c’est : peut-on appliquer la même morale dans le monde virtuel que dans le monde réel ? Ou encore : est-ce que les fantasmes vécus dans les espaces virtuels en ressortent sublimés et ainsi empêchent de potentiels pédophiles de passer à l’acte dans le vrai monde ? C’est ce que Papa prône évidemment. Ou au contraire, est-ce que ça les renforce ? Est-ce qu’on n’est pas en train de créer un monde qui rend les gens de plus en plus dépendants et qui façonne donc de réels pédophiles ? C’est un remède ou un incitateur ? On est dans un débat d’idées très complexe, c’est la poule ou l’œuf.
Mais je terminerais sur une phrase de Monsieur Schmidt qui dit dans l’interrogatoire : « Ce n’est pas parce que c’est virtuel que ce n’est pas réel. »