« En Haute-Ville, on voit plus loin. Les choses deviennent plus claires. » Lorsque Napoléon exhorte ainsi son frère à monter la côte en bicycle depuis la Basse-Ville, il décrit un idéal d’ascension sociale vers l’aisance financière et la respectabilité. Cet idéal recouvre une réalité urbaine universelle : celle des beaux quartiers installés à l’écart des faubourgs populaires et ouvriers. À Québec, c’est la falaise du cap Diamant qui sert à délimiter la ségrégation. Le même phénomène s’est produit dans l’ouest de Montréal, où un escarpement fait office de frontière entre les quartiers Westmount et Saint-Henri.

Dès la Nouvelle-France, au 17e siècle, la population travaillante s’est enracinée dans la Basse-Ville de Québec, près des quais et des entrepôts, des ateliers et des fabriques, où elle trouvait de l’ouvrage. Des faubourgs populeux, comme Saint-Roch du côté de la rivière Saint-Charles, se sont ainsi constitués en dehors de la ville fortifiée. Au fil du temps, ces faubourgs ont pris de l’expansion : le quartier Saint-Sauveur, où habite la famille Plouffe, s’est peuplé après le grand incendie de 1845 à Saint-Roch.

Cent ans plus tard, Saint-Sauveur est formé de plusieurs voisinages auxquels les habitants s’identifient fortement. Celui de la famille Plouffe est la paroisse Saint-Joseph, au pied de la falaise et de la côte qui mène au parc des Braves, en Haute-Ville. La maison familiale est sise à proximité de l’église et de son imposant presbytère, épicentre d’une communauté encore très pieuse, du moins en apparence. À la fin des années 1930, le clergé catholique, riche et puissant, domine le peuple canadien-français, censé obéir à des règles de moralité et de bienséance plutôt contraignantes.

Le cadet de la famille Plouffe, Guillaume, est un sportif qui excelle non seulement aux anneaux de fer, mais au baseball. Il profite donc du nouveau stade qui vient d’être inauguré à l’extrémité du quartier Saint-Sauveur, tout près du célèbre parc Victoria dessiné dans un méandre de la rivière Saint-Charles. Le premier ministre Maurice Duplessis, fervent adepte de baseball, a octroyé les fonds pour la construction du stade, afin notamment de donner du travail aux chômeurs frappés par la Dépression amorcée dix ans plus tôt. Le premier match de la Ligue provinciale de baseball est remporté par les Athlétiques de Québec, le 14 mai 1939, devant 5 000 spectateurs.

C’est sans doute dans ce contexte que Guillaume, comme l’explique son père Théophile avec fierté, détrône le champion de « la gang de fonctionnaires de la Haute-Ville ». Pour celle-ci, se faire damer le pion par un gars de la Basse-Ville, c’est une humiliation… Guillaume tâche de « s’élever » à sa manière, qui n’est pas celle de son frère aîné Ovide, amateur d’opéra et de littérature.

C’est de loin et de haut qu’Ovide aime contempler le stade flambant neuf. Pour se rendre en Haute-Ville, il peut monter la côte de la Pente-Douce ou bien grimper l’un des nombreux escaliers à flanc de falaise. Il y a d’abord, au bout de la rue Victoria, l’escalier du même nom qui aboutit dans le quartier Montcalm. Il a été baptisé en l’honneur d’une célèbre reine de l’empire britannique, ce qui témoigne d’une réalité à laquelle il est impossible d’échapper, même dans la toponymie : la domination anglaise sur la province de Québec depuis 1760.

Pour atteindre la Haute-Ville, Ovide peut également emprunter l’escalier des Franciscains; chose certaine, la montée prend suffisamment de temps pour espérer échanger un baiser avec Rita… Une fois rendu en haut, le couple peut s’octroyer une longue pause dans le parc ou au pied du mur du monastère des Franciscains, d’où la vue est imprenable vers les montagnes du nord. De surcroît, pour quiconque s’intéresse à l’architecture, le bâtiment et sa chapelle, relativement neufs, rappellent l’ancien temps de la Nouvelle-France et l’idéal de pureté et de simplicité des premiers missionnaires catholiques. Un idéal qui touche Ovide, tiraillé par l’ambition d’entrer chez les Pères Blancs.

Mais il est grand-temps de traverser l’épine de la Haute-Ville jusqu’au Château Frontenac, de l’autre côté. Gambader sur les plaines d’Abraham et mirer le fleuve, ce sera pour un autre jour : pour l’instant, habillés chic, c’est l’heure d’une danse à la salle de bal. Ovide et Rita se font donner la table la moins bien située, car ils ne sont pas des gens de la haute ou des touristes américains. Encore moins font-ils partie de l’entourage du couple royal britannique qui sera bientôt régalé par un somptueux repas de 350 convives offert par le gouvernement.

Alors que fourmillent les rumeurs d’une Seconde Guerre mondiale causée par Hitler et l’expansionnisme allemand en Europe, la visite fameuse de George VI et de son épouse Elizabeth, le 17 mai 1939, est une entreprise de séduction pour resserrer les liens avec la Grande-Bretagne, la mère patrie. Après une courte cérémonie au Parlement, le couple royal fait le tour de la ville, quartier Saint-Sauveur y compris, en auto décapotable.

Le refus de Théophile Plouffe de pavoiser son logis de banderoles et drapeaux n’est pas un caprice. Au contraire, son allergie à se « mettre à genoux » devant les maudits Anglais témoigne de la difficile histoire des « Canayens » parlant français, envahis et conquis, risquant l’assimilation au mépris de leur richesse culturelle et sociale. Le curé de la paroisse a beau faire valoir que « le roi, c’est pas un Anglais de l’Ontario », Théophile reste farouchement opposé à « la dictature anglaise ». Et son fils Guillaume, incapable de se retenir de lancer une balle de baseball vers le cortège, risque les représailles de la Gendarmerie royale. La police montée ne rigole pas avec les fauteurs de troubles.

Au soir, le château Frontenac et la terrasse Dufferin brillent de tous leurs feux, tandis que le gratin politique y accueille le couple royal. Le palace, construit à la mode médiévale par le Canadian Pacific Railway, symbolise la puissance du Canada, relié de l’Atlantique au Pacifique par le chemin de fer. Il symbolise également le pouvoir de l’empire britannique, car il occupe un site stratégique, celui de la résidence des anciens gouverneurs coloniaux, dont les ruines dorment en-dessous. Pas étonnant que des petits «Canayens» de la Basse-Ville ne s’y sentent pas très à l’aise, même s’ils font mine de rien…