Peux-tu nous parler de votre méthode d’écriture de plateau avec Étienne Lepage et des improvisations menées pour la création ?

Alix Dufresne : L’écriture de plateau n’est pas encore si répandue et connue au Québec. Avec Étienne, on s’est basé sur des instincts et des désirs qu’on avait, mais on a découvert notre méthode en travaillant, de manière très instinctuelle.

Certaines thématiques nous habitaient : la figure de l’idiot, l’inconscience, le manque de soin de soi et des autres. On a choisi des interprètes qui sont aussi des créateur·rice·s et qui ont énormément nourri les explorations. Étienne avait quelques textes dans ses fonds de tiroir qu’on a utilisés pour tester du matériel et tenter de comprendre qui sont ces quatre personnages. Comment ils marchent, respirent et interagissent entre eux ? Mais on ne voulait pas fixer de texte au départ.

C’est à travers les centaines d’heures d’improvisations que les protagonistes et la trame ont commencé à émerger. On filmait les répétitions, rentrait à la maison, regardait le tout et on réécrivait les scènes qui nous avaient plu. Pour un spectacle d’une heure, on a environ 80 heures d’excellent matériel et 300 heures d’improvisations ! Ça a été vraiment difficile de faire des choix.

À un certain moment, on a trouvé le fil conducteur : des individus lambda ou des touristes entrent dans un théâtre et phagocytent tranquillement l’espace. On a l’impression qu’il ne se passe rien, mais à la fin tout est sens dessus dessous, sans qu’on l’ait vu venir. C’est ce fil qui nous a fait faire des choix et ce n’est que plus tard dans le processus qu’Étienne s’est mis à écrire des textes. Tout a été créé à partir d’improvisations, mais rien n’est improvisé. C’est une chorégraphie, une partition extrêmement complexe. Des centaines d’heures de travail pour avoir l’impression qu’il n’y a pas de show, tellement c’est naturel et bien huilé. On a fait essayer beaucoup de choses aux interprètes. Des affaires comme : « tu es un cobra et tu essaies de mesurer le spectateur pour voir s’il rentre dans ton corps. » Ou « tu as un 4% de commotion cérébrale. Max, tu vas danser et c’est ton coude qui suit la musique. » Un sous-texte complètement farfelu, mais très précis en même temps.

En général, je ne fais pas de psychologisme ou de background de personnages, je travaille beaucoup avec des tâches qui permettent de découvrir ce qui les caractérise. Ainsi, chaque interprète a trouvé son clown intérieur.

Le rôle de Florence, maintenant joué par Debbie, c’est le danger, la menace, le gravitas. Alice, c’est un petit personnage anxieux qui a besoin de contrôler son environnement et qui veut que tout le monde se sente bien tout le temps. Maxime, c’est le gros toddler (« gros bébé ») du groupe. Renaud, c’est un gourou-psychopathe qui essaie toujours de convaincre quelqu’un, mais qui n’a pas de plan. C’est réducteur ce que je dis, c’est sûr que c’est plus complexe que ça, mais c’est quand même ce qui en émane principalement !

Comment la figure de l’idiot vous a-t-elle inspirés ?

Alix Dufresne : Au départ, Étienne m’a approchée et m’a demandé sur quoi j’avais envie de travailler. Je lui ai répondu que je voulais faire un show drôle sur la figure de l’idiot, style Juste pour rire. Il m’a dit qu’il voulait faire un show plus post-dramaturgique, style FTA. On s’est dit : faisons un show Juste pour rire au FTA et voyons après combien de représentations on se fait annuler ! Finalement, ils ne nous ont pas annulé et ça s’est très bien passé ! (Rires). On a fait quelque chose de léger et de grave à la fois.

L’idée de l’idiot vient de ma fascination pour… Les idiots, le film de Lars von Trier, et le fait que ces gens-là choisissent délibérément d’être des idiots. Mais dans notre cas, ils sont dans une totale inconscience et impunité. On a tenté de créer une espèce de vivarium philosophique où le public est là et observe les idiots à l’intérieur. Les personnages savent que le public est là, mais ils l’oublient par moments. Il faut vraiment être un peu idiot pour s’endormir sous un spot devant 150 personnes. Le rapport à l’assistance est central aussi parce qu’ils finissent par la « malmener » un peu. J’ai l’impression que ça prend juste un singe très peu savant pour agir comme ça. Il y a des animaux plus empathiques que ces personnages-là. C’est le niveau de jeu qu’on a essayé d’atteindre : ce ne sont ni des enfants, ni des adolescents, ni des animaux. Ils sont un peu tout ça à la fois.

C’est un spectacle globalement difficile à décrire et j’ai cherché une façon simple de le vendre à quelqu’un qui ne voudrait pas venir le voir, en deux mots : c’est du slapstick* philosophique ! Étienne est quand même un auteur de la philosophie et de la cruauté qui aime aller au bout des choses. Les bribes de réflexion des personnages, les dialogues philosophiques où ils abordent leur angoisse d’exister, la peur ontologique d’être et leur propre finitude, c’est la marque d’Étienne. C’est aussi ce qui nous ramène à leur paradoxe d’être si épais et si conscients de leur fragilité en même temps. En se questionnant et en faisant une attaque de panique sur le mot « néant », par exemple. Mais ça reste du slapstick, les personnages tombent dans les rideaux, se lancent des affaires, se font mal. Ce sont des idiots-philosophes, finalement.

Le spectacle a été joué plus d’une soixantaine de fois et a rayonné aux États-Unis et en Europe. Qu’avez-vous appris en cours de route sur l’objet que vous avez créé et sur la réception du public ?

Alix Dufresne : À la création au FTA, on ne savait pas qu’on avait fait un show de clowns ! On pensait qu’on avait créé un objet un peu absurde-philosophico-catastrophique. On trouvait ça très drôle, mais on ne s’attendait vraiment pas à ce que les gens se tapent sur les cuisses au FTA !

Ensuite, on a joué pour tellement de publics différents, à Avignon, à Paris, en Belgique, à Los Angeles, Sudbury, Rouyn-Noranda, Vancouver, New York, etc. Et à chaque fois, les gens ont eu des réactions d’étonnement. Il y a de tout, pour tout le monde, dans ce spectacle. Le public adolescent s’est vraiment reconnu dans la délinquance du show. Les Français ont beaucoup accroché sur les réflexions philosophiques, les Belges sur l’absurdité, les Américains sur la liberté. Les gens criaient en sortant de la salle : « Oh my god, they went there ! I can’t believe it, they did that ! » À Los Angeles, le public était impressionné par les libertés qu’on a prises. C’est très irrévérencieux pour des gens qui sont habitués à des structures plus conventionnelles.

*Slapstick : Genre d’humour impliquant une part de violence physique volontairement exagérée.