La guerre, il faut bien l’avouer, n’est pas un thème typique du théâtre québécois. Cela ne veut bien sûr pas dire que les dramaturges d’ici n’abordent jamais la chose, mais avant l’arrivée du XXIe siècle, on ne peut certainement pas dire qu’elle occupe sur nos scènes une présence récurrente. Au tout début de notre dramaturgie moderne, sa présence est non seulement peu commune, mais souvent, même quand elle met en scène un soldat comme personnage central, la guerre demeure, elle, un ailleurs, un hors champ, tant les tensions internes de la société occupent alors l’imaginaire de la collectivité. Le Tit-Coq de Gratien Gélinas en est un exemple éclairant. Créée en 1948, aux lendemains donc de la Seconde Guerre mondiale, la pièce s’attache au destin d’un orphelin né de père inconnu, ce qui dans la province de Québec de l’époque, encore dominée par la chape de plomb morale de l’Église catholique, faisait de vous ou de quiconque un paria. Malgré cela, Tit-Coq rencontre Marie- Ange, une femme qui l’aime, mais la conscription vient l’arracher à elle. Malgré les promesses, à son retour, Marie-Ange n’a pas su résister à la pression sociale et familiale. Elle s’est mariée avec un homme au statut plus respectueux des mœurs et Tit-Coq, en dépit du fait que Marie-Ange veut quitter son mari et partir avec lui, choisit d’assumer son rang de citoyen de seconde zone.

En 1958, avec Un simple soldat, Marcel Dubé fera lui aussi jouer le même rôle à la guerre, soit celui d’un ailleurs permettant de mettre de l’avant la dureté du conformisme social. De retour à la vie civile, Joseph Latour, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, n’arrive pas à canaliser la colère qui l’habite. Il ne s’entend pas avec sa famille, et plus précisément avec son père dont il n’arrive pas à accepter le remariage. Accablé par la disparition de sa mère, le monde qui l’entoure l’étouffe au point de lui rendre désirable le champ de bataille et l’armée qui, lui semble-t-il, peut lui offrir une place, un statut, une fonction. Il s’enrôle ainsi de nouveau, puis part pour la guerre de Corée où il mourra, anonyme et sans gloire. Tout comme chez Gélinas, la guerre, sans être une abstraction, est ce qui se passe au loin. La véritable violence, la concrète, celle qui affecte réellement les vies se trouve ici, dans les replis gangrénés d’une société craquant de partout. Et non dans ces contrées lointaines où les carnages font rage. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ces deux pièces fassent partie des œuvres préfigurant le passage du Canada français au Québec.

Bien que d’une toute autre manière, c’est aussi cet aspect qu’explore Isabelle Hubert avec À tu et à toi, pièce dans laquelle on assiste aux retrouvailles de David, un ancien Casque bleu, avec des amies du secondaire. Sa seule pré- sence d’outsider dans ce petit groupe autrefois tricoté ser- ré réveillera les angoisses, et fera remonter les nouvelles tensions et les vieilles rancœurs à la surface. Pourtant, à la différence de Tit-Coq, ou encore du Joseph d’Un simple soldat, David erre pour sa part dans une société d’une vacuité accablante. Son expérience au Liban, comme son statut de souffre-douleur au sein de l’armée canadienne, rend ainsi encore plus tristement insignifiants les dé- boires de ces vies dépourvues de toute teneur éthique ou politique. Les désillusions matrimoniales et profession- nelles de ses anciennes camarades apparaissent ainsi peu à peu non seulement comme l’envers grotesque d’un monde préservé de la guerre mais, pire encore, préser- vé par celle-ci. À noter d’ailleurs qu’au contraire de ses prédécesseurs, le statut de vétéran de David en fait une curiosité, une exception. À l’époque de la Seconde Guerre mondiale, aux lendemains du conflit, ceux qui avaient fait la guerre étaient légion et pour la population, la rai- son pour laquelle ils étaient partis se battre, stopper le fascisme, était aussi noble que claire. Pour David, comme pour le Éric Drolet d’Au champ de Mars de Pierre-Michel Tremblay, le fait même de faire partie des rares personnes à avoir participé à un conflit dont peu de gens peuvent comprendre réellement les tenants et les aboutissants, les marginalise et semble même les dépouiller, aux yeux de leur concitoyens, d’une part de leur humanité. Marco illustre tout particulièrement combien être aujourd’hui un vétéran, c’est être un marginal, un déchu, peut-être même un déchet.

L’orangeraie n’est pas la première excursion de Larry Tremblay dans le monde de la guerre. En 2011, il écrit Cantate de guerre dans laquelle, hors de toute situation concrète, d’un conflit nommé, d’antagonistes concrets, un père enseigne à son fils la haine. La pièce évoque ainsi la guerre sans son appareillage habituel et sans non plus la mettre en scène. En lieu et place d’un récit, une litanie, rythmée, entêtante, angoissante, avec laquelle un chœur de soldats, un père et son fils, s’emballent et s’enragent à nier toute humanité à ceux d’en face. Tremblay nous indique ainsi que la haine, que l’horreur, le ressentiment, l’aversion, l’animosité sont d’abord une parole, entêtante et transmise, avant d’être une affaire de stratégie militaire et de sang répandu. C’est d’ailleurs en quelque sorte la même idée qu’il explore plus avant avec L’orangeraie, dans laquelle, là encore, la guerre est intimement liée à la vie. Elle devient même semble-t-il pour les personnages de la pièce non pas tant un état qu’un lieu. Ils ne sont ainsi pas tant en guerre qu’ils habitent en guerre. Celle- ci, malgré, ou peut-être bien à cause du chaos qu’elle incarne et déchaine, devient peu à peu pour ceux qui la subissent un cadre de vie, de pensée et de culture, bref tout à la fois le monde et sa représentation.