Cet autre que j’aime, qui arrête le cours du temps, suspend les catastrophes, arrive même à faire oublier les douleurs des proches; cet autre qui rend inutile et vain tout ce qui est hors de lui, cet autre m’aime-t-il ? M’aimera-t-il un jour ? M’aime-t-il comme autrefois ? M’aime-t-il toujours ? Le doute n’a pas de pitié pour l’innocence des premières amours, pas plus que pour celle des passions de maturité. En état d’amour on ne sait rien, on oublie tout, on craint. Du doute et de ses souffrances naissent la discorde. Et c’est du doute et d’une guerre qu’a jailli Les Amoureux.

Venise a inventé le théâtre commercial. La nécessité de remplir les salles a fait naître une compétition féroce ayant pour but de s’arracher les faveurs du public. En 1750, le conflit entre deux auteurs à la mode, Chiari et Goldoni, est acerbe mais théâtralement stimulant. Le public de Venise assiste à une véritable joute littéraire. Pour la saison du carnaval, Goldoni relève l’immense défi d’écrire seize comédies pour le théâtre San Angelo. Un tour de force couronné de succès. Avec le temps, les deux auteurs finiront par se réconcilier, mais un nouveau rival entre en scène, Carlo Gozzi, farouche défenseur de la tradition. On se souviendra que Goldoni s’est donné pour tâche de libérer l’Italie de la tradition du théâtre improvisé, comme Molière avait délivré le théâtre de la farce, cent ans plus tôt, en France. Gozzi et les membres de l’académie des Granelleschi s’élèvent contre ce projet. Ce groupe, composé en majorité d’aristocrates, avait pour but de défendre la pureté de la langue italienne classique et ne pouvait accepter une œuvre humaniste (dans la foulée des Lumières) qui aborde les misères financières de l’aristocratie et donne voix au petit monde de Venise.

« La littérature du présent doit être du présent, elle doit inventer au lieu de s’asservir à imiter dans un respect figé les grands morts. »

 

En 1757, la publication d’un ouvrage envenime les choses, les Lettere Virgiliane (Lettres de Virgile). Saverio Bettinelli y affirme que le public contemporain n’a plus rien à faire des poètes antiques. Dans son essai Goldoni à Venise, Ginette Herry résume clairement l’enjeu artistique des Lettere : « La littérature du présent doit être du présent, elle doit inventer au lieu de s’asservir à imiter dans un respect figé les grands morts. »1 Venise se scinde. D’un côté les disciples de la tradition, de l’autre ceux qui souhaitent une réforme littéraire, dont Goldoni. Ses détracteurs lui livrent une guerre sans merci, une entreprise malsaine faite de médisances et d’avilissement. On condamne ses vers (martelliens), trop « français », tout autant que sa prose, jugée scandaleuse et vulgaire. On s’acharne sur lui, on le traite « d’excrément de Molière ». Pamphlets, réponses, procès, censure, le brasier du conflit semble ne jamais vouloir s’éteindre.

Goldoni part pour Rome où il espère consolider sa position d’auteur. Mais huit mois ne lui suffisent pas pour asseoir sa renommée. Son patron, Francesco Vendramin, directeur du théâtre San Luca, le presse de revenir à Venise car le public se tourne vers le théâtre San Samuele, où œuvrent son rival Carlo Gozzi et le grand improvisateur Antonio Sacchi. Dans ses Mémoires, Goldoni prétend qu’à son arrivée à Venise, il a écrit Les Amoureux en quinze jours. C’était probablement pour entretenir sa réputation d’auteur virtuose. En vérité, il a envoyé sa pièce aux acteurs bien avant. Ce qu’il omet de dire, c’est qu’il s’est arrêté deux mois à Bologne pour préparer un coup d’éclat : neuf pièces en vers inspirées des Muses. Un défi artistique où il souhaite fondre théâtre et poésie. Les Amoureux sera consacrée à Erato, la Muse de la poésie lyrique et érotique. Mais une mauvaise nouvelle lui parvient. Les deux pièces en vers qui précèdent Les Amoureux ne sont pas un succès. Vendramin l’a prévenu : les comédies qui plaisent à Venise s’éloignent du réalisme, ne se consacrent pas à des portraits d’individus ou à une expérimentation sur la langue. Goldoni rêvait de donner à la scène italienne une langue unique, traversée de plusieurs dialectes régionaux. Le doute s’infiltre chez lui, il abandonne sa ligne artistique. Il écrit Les Amoureux en prose, pousse les personnages vers l’excès comique et c’est Thalie, la Muse de la comédie, qui préside la pièce.