Catherine Vidal, après vos mises en scène de pièces telles Le grand cahier et L’idiot, il peut paraître étonnant de vous voir vous attaquer aux Amoureux de Carlo Goldoni, une œuvre à la portée dramatique a priori moins évidente. Quelles sont vos motivations, ici ?

Je crois qu’on aurait pu me faire cette remarque plusieurs fois durant mon parcours de mise en scène. Je n’aime pas refaire le même spectacle. Ne fréquenter que la même famille de textes. Les territoires de paroles sont tellement vastes, pourquoi se contraindre  à une zone seulement ? Et mettre en scène c’est aussi, pour moi, écrire, du moins coécrire scéniquement le texte. Face à une pièce du répertoire classique, même si je pars du texte, je ne vais pas nécessairement traduire scéniquement le discours de l’auteur tel quel. Goldoni, Marivaux, Molière, pour ne nommer que ceux-là, se servaient de la comédie pour dépeindre les vices humains afin d’en rire et de se corriger si on se reconnaissait dans un de leurs portraits. Ce n’est pas la vocation « utile » qui m’intéresse dans le répertoire, mais ce qui se dit dans la structure du texte et ce qui permet de mettre en perspective les grandes questions qu’on se pose sans cesse depuis les débuts de l’humanité et dont les réponses ne nous semblent pas nous satisfaire totalement puisqu’on les pose à nouveau (Qu’est-ce que l’amour ? Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que le pouvoir ? Etc.) Et il ne faut pas se faire berner par le registre de la comédie. Derrière un sourire peuvent se cacher des angoisses et des tourments aux racines profondes… Quand Claude Poissant m’a proposé de travailler une pièce de Goldoni, j’y ai vu une belle opportunité de poursuivre la réflexion sur le dialogue avec les classiques. J’ai eu envie d’aller voir par moi-même la forme que propose Goldoni, laisser en chemin les idées préconçues, les a priori sur cet auteur. Explorer un nouvel imaginaire, un autre rythme. Aborder cette dramaturgie comme si elle était inédite et voir comment toute l’équipe de concepteurs, d’interprètes et moi-même allons faire du théâtre avec cette matière du 18e siècle.

À quel point le ridicule, beaucoup cultivé par le dramaturge italien, peut cohabiter avec les « vrais sentiments » ?

En 1759, Goldoni a déjà commencé à réformer le théâtre italien en s’éloignant des canevas de la commedia dell’arte et puise désormais sa matière, ses caractères et situations dans la réalité pour que l’identification chez les spectateurs puisse être possible. Dans ses mémoires, Goldoni affirme avoir connu ces amoureux à Rome : « J’avais été témoin de leur passion, de leur tendresse, souvent de leurs accès de fureur et de leurs transports ridicules. (…) Mes amoureux sont outrés, mais ils ne sont pas moins vrais ; il y a plus de vérité que de vraisemblance dans cet ouvrage, je l’avoue ; mais d’après la certitude du fait, je crus pouvoir tirer un tableau qui faisait rire les uns et effrayait les autres. »

 

Qu’est-ce que cette pièce écrite en 1759 a à nous dire à nous, spectateurs du 21e siècle ?

Le philosophe Ernst Bloch a dit que mettre en scène la pièce d’un auteur classique, c’était allumer une bougie des deux côtés : le passé d’un côté, le présent de l’autre. J’aime bien cette conception. Ce n’est donc pas seulement un éclairage à sens unique. Y est éclairé aussi tout ce qui est entraîné dans le sillage du temps jusqu’à aujourd’hui : ça nous permet assurément de mesurer si l’époque, la culture ou un autre élément a fait évoluer ou pas notre réponse face à la question « qu’est-ce que l’amour ? ». Je trouvais intéressant de traiter de cette grande question au Théâtre Denise-Pelletier où près de la moitié des représentations sont destinées aux écoles. Cependant, ce n’est pas la mise en garde de Goldoni qui m’intéresse de mettre ici en perspective et en résonance avec le 21e siècle : « Jeunes et moins jeunes gens, gare à la passion qui rend irrationnel et nous fait perdre le contrôle ! » Je ferai plutôt un pas de côté pour regarder tout ce que la fiction (littérature, musique, cinéma, arts visuels, etc.) a créé comme matière et substances romanesques et comment cela nous influence avant même de tomber amoureux. La

« machine amoureuse » construite dans toutes les formes de fiction faisant ressortir aussi le fantasme, la projection sur l’autre et la mise en scène de soi.