AR : Pourquoi la pièce a pour titre « Zoé » ?

OC : « Zôé » signifie « vie » en grec ancien. Les Grecs de l’Antiquité opposaient la « zôé », qui exprime le simple fait de vivre lié aux nécessités (manger, boire, dormir, etc.) et qui concerne davantage la sphère privée, au « bios politikos », qui désigne la vie publique et politique du citoyen. Je trouvais intéressant que le personnage de Zoé porte cette dualité jusque dans son nom. En fait, la pièce pose la question suivante : Quelle vie je veux vivre ? Pour répondre à cette question, dans quelle perspective je me place ? Est-ce que je pars de moi ou des autres ?

 

AR : La pièce marque-t-elle un tournant dans ta démarche de dramaturge et, si oui, pourquoi et en quel sens ?

OC : Les créations des dernières années observaient la société comme un système à l’intérieur duquel l’individu se trouve noyé dans un ensemble de discours et de mécanismes donnés. Zoé amorce un nouveau cycle de pièces qui s’intéresse à l’individu qui se trouve en dehors ou carrément exclu du système. Apparaissent des figures de personnages qui soit fuient la société, soit décident de s’en écarter. Luc et Zoé sont porteurs du monde dans lequel ils vivent, tout en ayant un certain regard sur celui-ci. Ils tendent tous les deux vers une plus grande liberté, tout en ayant conscience des contraintes qu’ils subissent.

J’aimerais souligner que l’écriture de Zoé ne fut pas une démarche solitaire. C’est la première fois que j’écris en étant accompagné non seulement par un conseiller dramaturgique, mais également d’une dramaturg et sous le regard bienveillant d’une prof de philo qui représentait, en quelque sorte, la version réelle du personnage de Luc. Bien que j’en fais ce que je veux, j’ai choisi différents regards qui m’ont permis non seulement de mettre en scène une situation et des personnages crédibles, mais de pousser plus loin ma pensée.

 

AR : Quelle a été la pulsion de départ qui a mené à l’écriture de Zoé ?

OC : Dans la foulée du printemps érable et des grèves étudiantes de 2012, j’ai fait la rencontre de professeurs de philo qui ont vécu les injonctions, obligeant les collèges et les professeurs à enseigner aux étudiants qui en faisaient la demande auprès de la cour. Certains ont refusé d’enseigner. D’autres, comme Luc, ont enseigné à un seul étudiant. Enseigner la philosophie sous la contrainte, de la même façon qu’étudier alors que des manifestations ont lieu devant le collège, me semblait être une situation à la fois absurde et fascinante ! Cette situation soulève évidemment toutes sortes d’interrogations, qui se trouvent liées à la question de la liberté. Est-on aussi libres qu’on le croit ? Peut-on faire des choix envers et contre tous ?

Je m’aperçois que Zoé constitue une sorte de réponse à Manifeste de la Jeune-Fille, pièce dans laquelle des personnages cherchent une porte de sortie au capitalisme tout en éprouvant l’impossibilité d’en sortir. Comment sortir d’un système auquel on participe corps et âme et qui définit même notre identité ?

AR : Il y a dans Zoé une tension entre la réflexion philosophique, d’une part, qui appelle une certaine stase ainsi que le maintien d’un degré de respect réciproque pour que le dialogue puisse se poursuivre, et le théâtre, d’autre part, qui appelle le mouvement, l’efficacité et le conflit. Qu’est-ce que la philosophie te permet d’ouvrir ou de creuser ici dans ta démarche d’auteur et dans ta manière d’appréhender le dialogue, par rapport aux autres oeuvres que tu as écrites auparavant ?

OC : Au cours des dernières années, je me suis rendu compte que j’écrivais des personnages qui cherchent à avoir raison, qui sont de mauvaise foi ou qui n’ont pas conscience des discours ambiants qui les aliènent, discours qu’ils retransmettent malgré eux. La philosophie m’a poussé à écrire des personnages qui cherchent à (se) comprendre, à entrer dans la réflexion, à se voir dans le miroir donc, même s’ils échouent le plus souvent. Ils tendent vers une plus grande conscience de leurs actions ou de leur choix, même s’ils n’y parviennent que très rarement. Zoé met en scène la nécessité d’une conversation, profonde, complexe et articulée, dans un monde qui nous pousse au débat, au duel, au combat. L’essentiel de la tension dramatique de la pièce se trouve pour moi dans le choc entre théâtre et philosophie, entre duel et conversation. Zoé s’inspire des dialogues socratiques, qui d’ailleurs mettent en scène des situations tout à fait réalistes : des personnes se rencontrent dans les rues et se mettent à discuter. On est très loin de la tragédie ! Il est intéressant de constater que l’un des pères de la philosophie, qui s’opposait pourtant au théâtre, ait utilisé la forme dramatique du dialogue pour mettre en forme ses idées.

AR : Oui, d’ailleurs, avant de rencontrer son maître Socrate, Platon écrivait des pièces de théâtre ! Très tôt dans le chantier dramaturgique que nous avons entamé depuis l’hiver dernier, tu as été interpellé par la notion de perspectivisme en philosophie. Le perspectivisme pose l’idée de la complémentarité des différents points de vue pour pouvoir comprendre et saisir le réel, un problème moral ou un objet de pensée. Peux-tu nous expliquer de quelle manière cette idée est devenue structurante pour toi, tant du point de vue de l’écriture que de la mise en scène ?

OC : Au théâtre, on est « prisonnier » d’un plan large, dans lequel le spectateur est libre de poser son regard où il le souhaite. Bien sûr, le metteur en scène peut lui suggérer, par toutes sortes de procédés, de porter son attention sur tel ou tel élément. J’ai déjà exploité l’idée du plateau tournant et de la reprise de scène dans Ennemi public. Je voulais avec Zoé le faire physiquement, c’est-à-dire que les acteurs suggèrent par leur position dans l’espace des changements de perspectives. Mais ces renversements de point de vue ne s’opèrent pas uniquement de manière spatiale ou visuelle. Ils peuvent être aussi textuels et émotionnels.

 

AR : À première vue, le tandem formé par les personnages de Luc et Zoé reprend des archétypes que l’on retrouve souvent au théâtre et au cinéma, soit ceux du professeur plus âgé et de la jeune étudiante. De quelle manière t’empares-tu de ces archétypes ?

OC : Il est clair que je ne voulais pas rejouer un rapport maître-élève qui soit fait d’admiration ou de séduction. Dans Zoé, il est au contraire chargé d’animosité et d’une certaine violence, héritée du chaos social évoqué dans la pièce. En faisant appel au pouvoir judiciaire, Zoé oblige Luc à lui enseigner. Le système judiciaire défend ses actions. Elle est dans son droit d’avoir « son » cours, et même d’orienter la matière qui lui sera enseignée. Il me semblait intéressant d’utiliser l’archétype connu du professeur et de l’étudiante dans un contexte où l’enseignant n’est plus en position de pouvoir.