C’est parce que je suis sorcière, ai-je souvent répondu à mes élèves de création quand ils me demandaient comment j’avais fait. Cette figure autrefois haïe avait acquis ses lettres de noblesse dans la culture populaire depuis longtemps ; je m’octroyais ainsi un talent de double vue pour expliquer que je lisais dans les marges de leur texte, que je percevais ce qu’ils n’avaient pas dit dans ce qu’ils avaient écrit, et qu’ils devaient retourner dans l’interstice pour sculpter une forme qui n’a pas peur de faire mal. Je le disais surtout aux étudiantes qui hésitaient à reprendre leur récit là où il avait été laissé en plan, à l’endroit où des siècles d’oppression et de disqualification allument encore des petits bûchers insidieux et assassins. Mon propre savoir a été lui-même si souvent nié lors de mes études et dès mon entrée dans le métier, qu’il a fallu que je me crée un cercle d’alliées autour de moi. Mais au-delà de l’indépendance d’esprit qu’elle a toujours incarnée à mes yeux, la sorcière est surtout devenue un symbole de la lutte des femmes, et ce, bien avant que Samantha, Willow et Sabrina traversent notre imaginaire collectif.

Au détour des années 70, des féministes, artistes souvent, mais aussi chercheuses et philosophes, ont revisité l’histoire des femmes accusées de sorcellerie et y ont trouvé une intense misogynie. Réclamant justice pour toutes ces victimes, elles « ont à la fois perpétué leur subversion — qu’elle ait été délibérée ou pas — et revendiqué, par défi, la puissance terrifiante que leur prêtaient les juges. »1 Ces procès avaient été ceux de la liberté, du savoir empirique et de l’anticonformisme. Les accusées étaient des scientifiques, des guérisseuses ; des femmes sans enfants, des célibataires, et les pires, de vieilles femmes rebelles et libres. Si aujourd’hui plusieurs revendiquent le statut de sorcière, c’est que certains préjugés ont la peau dure et qu’il reste beaucoup à faire pour déconstruire la pensée dominante. Les sorcières contemporaines sont plus  que jamais militantes, écologistes, anticapitalistes. Elles manifestent contre le suprémacisme blanc et pour le droit à l’avortement. Elles imaginent des actions non violentes de désobéissance civile, elles dessinent sur les murs des appels à la mort du patriarcat et se regroupent pour jeter des sorts à Trump. Elles réhabilitent la puissance de la colère en l’insérant dans de nouvelles narrations afin de rendre le monde plus habitable. Certaines pratiquent aussi la magie dans un esprit de bienveillance dissidente. Mais mes sorcières préférées sont toujours des artistes2. Je les nomme ainsi à cause de l’énergie vitale et transformatrice de leurs œuvres. Elles redonnent une voix à des héroïnes laissées dans l’ombre de l’Histoire officielle, offrant en résistance des récits décolonisés, par exemple, comme Maryse Condé l’a fait avec Tituba.3 Elles écrivent des poèmes impossibles à dompter, elles fabriquent des œuvres d’art sans opérer de hiérarchie entre les êtres vivants, ni entre les rêves, ni même entre les morts. Elles tissent les fils de leur mythologie personnelle ; solidaires les unes des autres, elles s’emparent du feu. Et c’est d’une terrible beauté.