« Ne dis rien contre la vie en société! C’est aussi à cause des gens que je suis venu ici et je suis content de ne m’être pas trompé au moins en cela. Quelle vie j’ai donc à Prague! Ce désir des êtres que j’ai et qui se change en angoisse dès qu’il est exaucé, ce n’est qu’en vacances qu’il trouve son compte; à coup sûr j’ai subi une petite métamorphose. »

– Lettre à Max Brod, 22-VII-1912, Correspondance 1902-1924

 

Cher Franz,

j’arrive trop tard pour être votre ami. Je suis désolé pour l’attente, j’ai fait de mon mieux.
De toute façon, même si nous nous étions rencontrés, je crois bien que nous nous serions tapé le coude (oui, oui… je vous expliquerai dans une autre lettre qu’il n’est malheureusement plus possible de se serrer la main depuis un moment…), nous nous serions souri poliment, nous aurions échangé quelques mots au sujet de nos lectures, de vos écrits, de mon boulot de libraire, pour finalement se fuir l’un et l’autre en se jurant d’aller prendre un café un de ces quatre en sachant très bien que nous n’aurions pas la force de relancer l’invitation… trop fragiles, vous et moi, pour supporter le poids de l’amitié.
Ce qui n’affecte en rien l’admiration et l’affection que j’ai pour vous, ceci dit!
À force de vous lire, j’ai bien compris que nous avions tous deux la même difficulté à entrer en relation.
C’est justement sur ce terrain que nous serions devenus amis, il me semble… en silence…

Je sais que vous avez fait jurer à Max Brod de brûler tous vos écrits après votre disparition.
J’espère que ce n’est pas moi qui vous l’apprends ici, mais il vous a menti. Délibérément. Et heureusement! Sans cela, Le Procès et Le Château n’auraient jamais vu le jour!
Oh! Ne soyez pas vexé par cette trahison, je vous en prie. Je vous jure que ça valait le coup!

Et d’ailleurs, pour se faire pardonner, Brod vous a dédié un formidable essai biographique qui porte votre nom : Franz Kafka, souvenirs et documents. Soyez sans gêne, c’est fait avec beaucoup de finesse. Brod nous fait surtout comprendre que votre quête de solitude est guidée, non pas par la haine ou le mépris des autres (ce qui est trop souvent mon cas, malheureusement…), mais par le désir brûlant de laisser toute la place à la littérature. C’est pourquoi votre travail au bureau d’assurance vous pesait, vos amitiés vous pesaient, vos amours vous pesaient, vos soucis de santé vous pesaient… ils occupaient la place que la littérature aurait dû occuper. Tout vous pesait, mais vous ne haïssiez rien. C’est là où je vous admire.

En même temps, ce genre de lecture ne peut que donner plus de profondeur à vos textes, non? C’est le destin même des textes qui traversent le temps que de prendre de l’épaisseur et de s’exposer aux analyses. Gustav Janouch rapporte un de vos commentaires à ce sujet dans Conversations avec Kafka : alors qu’il vous montre tous les romans contemporains qu’il vient de s’acheter, vous faites la grimace;

« Vous vous embarrassez trop de choses éphémères, affirmez-vous. La majorité de ces livres modernes ne sont qu’un reflet tremblant de l’actualité. Cela s’éteint bien vite. Vous devriez lire davantage de livres anciens. Des classiques. Goethe. Les choses anciennes font apparaître leur valeur cachée : la durée. »

Et là-dessus, je suis bien d’accord avec vous! Ah! Comme je peine à lire les nouveautés… et, indissociable à cette peine, toujours un profond sentiment de culpabilité sorti de je ne sais où…

Vous, Franz, vous reconnaissiez-vous parmi vos contemporains?
Aviez-vous cette impression constante de décalage avec les autres? Vos collègues? Vos amis?
Vos amours, aussi, parfois?
Une conscience profondément humaine, sensible, en décalage complet avec son corps?
Un peu comme Gregor Samsa, vous voyez?

Enfin…
J’essaierai d’attraper votre réponse à travers vos correspondances.
Vous me pardonnerez, d’ailleurs, de m’être incrusté parmi elles.
Je voulais seulement vous dire que je vous ai lu.
Que je vous lis.
Je n’ai pas fini de revenir à vous.
C’est bon, vous êtes passé du côté de la pérennité.

 

Alex Bergeron.