Carnet d’un tri de vêtements

je suis en jogging en legging en jaquette en pydj en gougounes en pantoufles en chaussettes poilues bizarroïdes, je suis dans mon bain dans mon lit dans mon instant pot et j’attends que la vapeur prenne d’assaut mes pores pour faire entrer quelque chose de nouveau ou pour faire sortir le méchant.

je veux sentir quelque chose, mais je n’ai pas sué depuis un an.

je veux ressentir quelque chose, mais je n’ai pas pleuré depuis mille ans.

désormais invertébrée de l’ambition je refresh la page du guichet emploi-québec à la recherche d’un job de stagiaire en boulangerie.

pourquoi la boulangerie? parce que je suis lève-tôt
tout simplement

et être lève-tôt quand on a une raison de se lever c’est idéal.

  • un jeans noir
  • un chandail noir OU blanc OU gris chiné
  • that’s it

l’autre jour, un ami a mentionné avoir fait le choix de vivre désormais en portant un uniforme et que sa vie était beaucoup plus simple depuis.

ça a l’air deep comme ça mon affaire, mais c’est pas si pire non non

car je regarde des émissions dans lesquelles les personnages vivent selon un arc narratif façonné de toutes pièces pour me faire croire que c’est possible de changer, d’apprendre de ses erreurs, d’essayer quelque chose de nouveau, de se *réinventer*.

un arc narratif qui me promet que, un matin, je vais me réveiller et que rien ne sera plus pareil

que ce soit à cause d’un personnage rencontré plus tôt dans ma vie
à cause d’une décision prise sans trop y réfléchir la veille
à cause d’une motivation sous-jacente influencée par ma quête subconsciente (?)
on me fait croire que j’ai le pouvoir de changer le cours des choses.

perdue, je sors tous les vêtements de mon garde-robe
la plupart ne me font plus
je fais un tas
et je saute dedans
et je m’endors en attendant l’ultime matin
celui où quelque chose changera.

l’autre jour, j’ai mis un jeans taille haute et mon estomac, qui n’était plus habitué à cette pression, m’a dit un secret.

il a donc été établi que le personnage de ce récit est
dans une phase de latence
longue et ennuyeuse.
elle est en train de changer, de se transformer, mais elle ne le sait pas encore.
ce qui semble la préoccuper pour l’instant, ce sont ses vêtements.

elle :

  • ignore désormais comment s’habiller en société et comment habiller ses journées.
  • s’est acheté un chandail couleur taupe sans même savoir de quelle couleur c’était une taupe.
  • a perdu tout sens de son style personnel auparavant réfléchi, audacieux, un style friperie-chic finement ficelé :
    • accessible, bon marché, qui témoigne d’un sens des affaires et d’une capacité à trouver la perle rare dans un fouillis, un style qui dit :
      • fais-moi confiance.
      • avec moi tu es entre de bonnes mains.
      • je sais prendre soin des choses et je valorise la durée et la simplicité dans une société capitaliste qui valorise l’inverse.
      • en d’autres mots, je suis :
        • tout ce que tu n’es pas.

j’ai mis la dernière année dans un gros sac de poubelle noir que je traîne à bout de bras jusqu’au Renaissance.

je m’arrête à chaque coin de rue. c’est trop lourd. j’ai chaud. je sue.

je tords le haut du sac et je le balance sur mon épaule baluchon style.

je me demande si les passants croient que je me promène avec mes poubelles.

il fait chaud et le soleil se rue sur le sac noir. je tiens le soleil dans mes mains. un soleil de seconde main.

arrivée devant la boîte géante, j’essaie de coordonner mes mouvements. d’une main, je tire sur la poignée de la boîte pour l’ouvrir et, de l’autre, j’essaie de lever mon sac. trop lourd. ok… je dois faire preuve de stratégie. je pourrais demander de l’aide à cette personne qui me regarde faire avec un mélange de curiosité et de mépris, mais je m’abstiens. je dois y arriver seule.

je tire sur la poignée, arrive à la garder en place grâce à mon épaule puis avec mes deux mains j’empoigne mon sac, j’utilise mes muscles abdominaux et j’effectue une torsion improbable, jamais effectuée ni par moi ni par personne d’autre. me voici maintenant avec mon sac rempli de passé dans les airs, haltérophile du recommencement, je prends une grande respiration, je le lâche et je le laisse partir dans la boîte de don. la boîte qui a le même impitoyable mécanisme de non-retour que les grosses boîtes aux lettres rouges de Postes Canada. une fois refermée, elle me chuchote :

ce que tu donnes, tu ne peux reprendre. ce que tu donnes, tu oublies.