Des milliers de femmes se soulèvent. Leurs voix, comme des incantations, s’élèvent. Elles scandent moi aussi, moi aussi. Elles le prononcent encore, en chœur. Dans les chambres à coucher, les antichambres, les hauts lieux du pouvoir. Dans les cours d’école et de justice, sur les plateaux de tournage et dans les théâtres. Nous vivons un mouvement historique de libération de la parole des femmes.
Sarah Berthiaume, ou la magie du nombre
Je rencontre celle qui adapte Les Sorcières de Salem dans un petit café de la rue Jarry. Les premiers mots qu’on échange me rappellent que si les temps ont changé, certaines dynamiques restent bien en place.
« Bon. On s’entend-tu que c’est une gang d’hommes blancs qui décident du sort de tout le monde ! »
De fait, dans la pièce de Miller, on parle si peu des sorcières… et beaucoup des déboires d’un homme marié, Proctor, qui a trompé sa femme avec une jeune fille.
« Il est intéressant de rappeler qu’à l’époque où il écrivait cette pièce, Arthur Miller était en train de quitter sa femme pour Marilyn Monroe. Difficile de ne pas voir chez le personnage de Proctor l’auteur qui cherche à se racheter… »
Il ira même jusqu’à faire dire à l’épouse de Proctor, Elizabeth, qu’elle est en partie responsable de sa tromperie, puisqu’elle a longtemps été malade. Donc, moins désirable, et incapable de remplir son devoir conjugal…
Le réflexe premier de Sarah Berthiaume a été celui de lui faire son procès! Mais rapidement, elle s’est rendue à l’évidence, elle écrivait autre chose.
« Je ne peux pas corriger l’histoire, alors pourquoi ne pas plutôt surligner ce que ça dit. Je crois que nous ne sommes pas tenu.e.s, comme autrice et auteur, de dire la vérité, mais je me sens la responsabilité d’être critique. »
Proctor, un honnête fermier aux yeux de tou.te.s, entretient une relation avec Abigail, sa servante de 17 ans. Elle en est amoureuse, probablement. Ils auront ensemble des relations sexuelles. Comment ne pas relever les rapports de pouvoir et de classes qui entrent en jeu ici et qui ne sont pas sans rappeler les nombreuses dénonciations faites dans nos institutions scolaires.
« En effet. C’est un homme avec qui elle aura une complicité basée sur la remise en question de l’autorité en place, celle du révérend, et de la société même. Elle est celle qui aura été considérée et traitée comme une adulte par cet homme, pour rapidement devenir une débauchée lorsque sa femme l’apprendra. »
Abigail ira dans les bois avec ses amies, elles se feront prendre, et pour ne pas être accusées de sorcellerie, elles diront qu’elles ont elles-mêmes été ensorcelées.
Dans la version originale, ce personnage existait à peine. Mais ici, la parole lui est donnée. Enfant vendue comme esclave au révérend Parris, elle est l’une des premières femmes accusée de sorcellerie. Dans cette adaptation, elle est le lien entre le monde des vivants et des morts, entre le passé et un futur proche. Elle a ce pouvoir magique de l’écriture, celui de transgresser la ligne du temps pour venir nous parler.
« La magie n’est pas là où l’on pense. » – Tituba
Édith Pathenaude, ou habiter les corps
Je rencontre celle qui met en scène Les Sorcières de Salem dans un petit bar du boulevard Saint-Laurent. On commence par reconnaître nos privilèges de femmes blanches, nées ici, aujourd’hui.
« Dans cette communauté puritaine du XVIIe siècle, tout était réprimé. Elles étaient menacées de toutes parts, oppressées par l’époque… Il n’est pas dit que je me serais pas lâchée lousse dans l’bois ! »
Le prologue de la pièce nous plonge en pleine forêt. La forêt représente l’inconnu, l’accès aux savoirs, à la nature. S’y aventurer, c’est exister en dehors de la société. Et des jeunes filles qui vont dans la forêt, c’est très subversif.
« Il y a dans la forêt une émancipation, il y a des corps dénués de regards sur eux. Danser dans la forêt est un grand geste de liberté. C’est une jeunesse qui est devant une absence de possibilités. Et l’énergie qui se génère en groupe, en se syntonisant, fait émerger une puissance, c’est un rassemblement qui peut faire surgir le mystique. »
Une adolescente blessée demande à Tituba de lui montrer à elle et à ses amies comment faire des philtres d’amour, fabriquer des poupées, parler avec les morts, comme quand on jouait à Ouija, petites…
« C’est un jeu qui a l’espoir d’avoir du pouvoir. »
Oui, elles vont mentir. Mais je ne les condamne pas. Elles ont peur des représailles… Et rapidement, pour elles, le moins dangereux sera de continuer à le faire.
« Elles ne pouvaient même pas rêver à un avenir autre, et par un étrange et macabre contexte, elles se retrouvent à avoir du pouvoir. »
Pour Édith Patenaude, les corps sont comme une réponse à ce qui ne peut être nommé sur scène.
« Les corps ont une intelligence. C’est un réseau mystérieux de connaissances. »
Ils seront là, ces corps. Vus. Existants. Pulsants. Des corps de filles empuissancées qui veulent sortir des schèmes de la reproduction et du travail. Des corps traversés par la peur, aussi.
Je vois chez ces jeunes filles une rébellion, même si elle est inconsciente. Je vois une rébellion qui les poussera à s’échapper, juste après avoir crissé le feu. Cette braise toujours ardente permet à la colère et à l’indépendance d’exister dans l’imaginaire des femmes. Ensemble, elles ont traversé la forêt. Elles sont en mouvement. Elles vont écrire de nouvelles histoires. Moi aussi.