Chaque animal est un frémissement de l’apparence
et une entrée dans le monde.
Chaque entrée dans le monde est un monde,
un mode d’être au monde, une traversée, une histoire.

Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux

 

Interroger la figure de l’oiseau dans le théâtre, c’est déjà imprimer un, voire plusieurs sens au rapport entre l’animal et l’art dramatique, c’est déjà prendre position, il me semble, sur la place que des êtres peuvent (ou non) occuper dans l’espace de la représentation : interroger la figure de l’oiseau dans le théâtre québécois, c’est dire, en quelque sorte, que celui-ci existerait en premier lieu, dans lequel un animal (se) serait inséré. Il est vrai que le théâtre, dans la tradition occidentale, est d’abord un lieu – celui d’où l’on voit – construit par et pour l’humain. Toujours avec les Grecs, cet art s’est accompagné d’une mise en valeur disproportionnée du Texte par rapport aux autres aspects de la représentation ; exit les animaux – puisqu’ils seraient, depuis Descartes, dépourvus de langage – de même que les enfants – souvenons-nous que le mot « enfant » provient du latin infans, c’est-à-dire « qui ne parle pas ».

Le caractère contre-nature de la rencontre entre animal et théâtre ne la rend pas moins fréquente pour autant. Au Québec, c’est tout un bestiaire que les pratiques scéniques déploient depuis au moins un demi-siècle, avec en tête deux types de bêtes : les chiens et les oiseaux. Toujours situées dans le temps, ces apparitions, métaphoriques ou réelles – sur les planches, cette distinction existe-t-elle vraiment – s’accompagnent de questionnements liés à diverses identités qui sont propres à chaque époque. Par exemple, force est de constater le caractère extrêmement genré du phénomène animal dans le théâtre québécois : les chiens, dans une large mesure, sont liés aux hommes, alors que la gent aviaire est principalement une affaire de femmes. Cela devient manifeste dans les années 1970, période riche pour le renouveau de l’écriture féministe. Ainsi, au moment où la fortune de Richard Bach, grâce à son Jonathan Livingston Seagull, prend son envol, dans la Belle Province plusieurs spectacles marquants de ce que Louise Forsyth a appelé le « théâtre-femmes » trouveront en leur cœur des oiseaux sous diverses formes. J’en compte au moins cinq en une seule décennie (1974 – 1984).

Prend l’affiche, en 1976 au Théâtre du Nouveau Monde, La nef des sorcières que met en scène la même Luce Guilbeault. Il s’agit ici de sept monologues signés par cette dernière ainsi que par Marthe Blackburn, France Théoret, Odette Gagnon, Marie-Claire Blais, Pol Pelletier et Nicole Brossard. Le spectacle débute avec le personnage d’Agnès de L’école des femmes qui se rend compte qu’elle a oublié ses répliques. Fracassant l’image selon laquelle une femme n’est rien sans un rôle qui lui est imposé par un homme – en l’occurrence Molière dans ce cas-ci –, Agnès décide alors de retirer son costume et de se rendre dans sa loge – qui est en fait sur scène – pour regarder les autres comédiennes apparaître en tant qu’elles-mêmes devant le public. S’ensuivra une réappropriation de l’espace de la parole chez toutes ces femmes. Pol Pelletier, pour sa part, exposera d’entrée de jeu son découragement, voire sa haine à l’égard de l’état de soumission de ses congénères. Or son sentiment change lorsque l’une d’entre elles « a posé sa tête sur [s]on épaule », puis glissé « sa main sur son sein gauche », geste d’une telle douceur que « le monde des hommes s’est arrêté de tourner ». L’autrice évoquera alors une « main-oiseau », sans doute faut-il entendre une plume qui, enfin, permet d’écrire sur le corps des femmes, idée que transporte l’entièreté de La nef des sorcières, voire du courant féministe.

En 1981 voit le jour La saga des poules mouillées de Jovette Marchessault, une fois de plus au TNM. La pièce, qui défie l’ordre temporel autant qu’un certain réalisme que réclamait souvent la décennie précédente, met en scène quatre écrivaines de périodes différentes réunies dans un présent imaginaire : l’Ancienne (Laure Conan, 1845-1924), la Paroissienne (Germaine Guèvremont, 1893-1968), Petite corneille (Gabrielle Roy, 1909-1983) et Tête nuageuse (Anne Hébert, 1916-2000). La saga célèbre un large spectre de l’amour : amical, sororal, charnel, et ce en laissant tomber les catégories des possibles rapports entre femmes. Le cadre est un banquet assurément rabelaisien annoncé dès le titre : la saga appelle déjà l’ampleur, alors que les « poules » se réapproprient toutes les facettes de l’imagerie aviaire – encore une fois principalement imposée par les hommes, faut-il le rappeler – jusqu’à cocotter de façon orgasmique dans le dernier tableau. Puis si ces « poules » sont « mouillées », c’est bien pour se rire de leurs peurs, également pour évoquer l’excitation à l’œuvre dans cette épopée profondément jubilatoire ; l’allusion à la cyprine nous rappelle encore à quel point l’identité passe par le corps.

Enfin, c’est en 1984, à la Salle Fred-Barry, qu’est présentée Marie-Antoine, opus 1, par le Théâtre Expérimental des Femmes. Dans cet objet aussi vivant qu’étonnant signé par Lise Vaillancourt et mis en scène par Pol Pelletier, Marie-Antoine, « enfant-à-la-tête-de-poire » qui apparaît « toujours accompagnée d’une poule en laisse », fait figure d’héroïne atypique qui ne parle que pour elle et ses amies imaginaires. C’est peut-être parce qu’elle vit dans un autre monde que ses parents malheureux, que son enseignante qui l’oblige à maîtriser des savoirs utiles, ou encore que la bonne Jvorx dont la cuisine est remplie de volailles mortes et qui tranchera, devant la fillette ahurie, la tête d’un autre poulet. L’admiration de Marie-Antoine est grande, en revanche, pour la chanteuse d’opéra Jva Nel qui lui inspire de belles lignes dans son cahier personnel, récits aux multiples allusions animales nous forçant à reconsidérer la composition des êtres.

Mon petit florilège ne saurait rendre compte à lui seul d’une pratique d’écriture beaucoup plus ample que ce qu’il aspire à décrire : un moment particulier de la scène québécoise qui ne se résume pas à cinq pièces, d’où l’importance d’opérer des retours en arrière afin de nous souvenir que chaque monde a son aventure singulière toujours située dans le temps et dans l’espace. La nécessaire prise de parole, qui passe par la théâtralisation de l’intime – le privé est politique – que les écrivaines ont opérée dans les années 1970 et 1980 rencontrait peut-être plus naturellement les oiseaux, car avec ceux-ci « tout est spectaculaire, tout est ressource à spectacularisation » (Vinciane Despret, Habiter en oiseau). Or ce n’est pas à moi à fournir un éclairage définitif sur la question, même si je ne puis m’empêcher de voir des résonances certaines entre cette époque et la nôtre. Mais ça, c’est une autre histoire…