J’écris. Derrière mon document Word, les pages web s’étalent, forment un mur rassurant. Des onglets que je n’ose fermer depuis des mois. Quelques paniers d’achats en suspens, un documentaire historique à peine entamé, un article sur le bouturage. J’écris et du bout de mes doigts rongés je ramène les pages. Secrètement, j’espère qu’elles veillent sur ma création, sur mon existence. Spotify évalue mon profil, cerne mon identité musicale du moment : une trame sonore cousue sur mesure, troublante de justesse. J’écris et je me cherche, je me tape, je me clique, et sans cesse Spotify me recrache à moi-même. Un ressac. J’écris et je m’écoute.

J’écris comme je me suis racontée à travers Les Sims, téléchargeant mon visage sur les corps proposés par le logiciel, inventant des scénarios au creux d’un univers programmé que j’espérais révolutionner. J’ai grandi au gré du raffinement de l’image numérique, des pixels de moins en moins apparents – des Sims toujours plus réalistes, plus individualisables. J’écris et je télécharge la dernière version du jeu ; me demande à quel point, cette fois, les avatars pourront me ressembler.

J’écris et m’enfuis au nord de l’Écosse. Google me précipite aux berges de Loch Torridon. Très exactement à 57.534064, -5.520888. Sous mes pieds défile cette route glacée sur laquelle mon vélo dérapait il y a quelques années. Le chemin s’étire à travers les montagnes, je continue de le suivre, décide de me rendre jusqu’au bout, jusqu’au moment où je perdrai le contact avec ma chaise de bureau. Sentir mes mains s’engourdir sur le guidon. Le soleil se couche sur les Highlands et mon roman n’a avancé que de quelques lignes.

J’écris et je rêve qu’on me lise en écoutant des vidéos YouTube, en googlant des articles et des pages Wikipédia. Une lecture distraite et dispersée, à l’image de nos quotidiens englués dans le web. Je tapisse de codes QR mon roman en cours de création. J’annonce un livre expérimental; c’est plutôt un livre-piège, et je suis la première piégée.

J’écris et je mange et je contemple l’écran. L’écran me mange. J’ignore qui dévore qui. Tout ce que je sais est que je ne goûte plus rien, trop pleine. On m’a souvent dit que j’étais excessive. Mon ordinateur me fait part de mes statistiques hebdomadaires : 11 heures, temps moyen d’écran par jour. Je me dis que j’écris beaucoup et m’en félicite. Je me mens couramment. Je sais que chaque projet est un prétexte pour me prélasser indéfiniment sur internet et me surinformer.

J’écris lentement, je brode mes récits de fils tirés à gauche à droite dans les onglets que je n’ose jamais fermer, et qui finissent par s’accumuler, par m’envahir. Me bouffer. Parfois l’envie me prend de les fermer d’un coup et de m’éloigner avec un carnet. Mais j’ai peur de tout perdre : peur de perdre, surtout, cette certitude de pouvoir convertir mes excès en création.