Les hommes ont Jack Kerouac1. Les femmes ont Thelma et Louise2. Les hommes explorent. Les femmes fuient. Les hommes vivent. Ils sont au centre, elles sont en marge. Ils tiennent la route, elles tombent dans le fossé, fuient vers le bas-côté. Et peut-être que les vies de femmes sont toujours une histoire d’à côté. Un art de la marge. Les femmes abandonnées au bord de la vie. Des femmes laissées pour mortes derrière une benne à ordures, dans une chambre d’hôtel, dans un taillis. Des femmes allongées dans le casier d’une morgue. Des femmes réduites à un tableau de liège dans un poste de police. Des femmes qui servent de chair à canon à la fiction. Notre road-kill.
Lolita, par exemple.
Sarah Weinman, auteure de The Real Lolita, s’intéresse à une adolescente du nom de Sally Horner, celle qu’elle appelle « la vraie Lolita », le cas réel dont se serait inspiré Nabokov. Sarah Weinman écrit que Sally Horner s’est glissée sous sa peau – « she got under my skin ». Même après avoir passé une année à enquêter sur son histoire pour écrire ce livre sur elle, Weinman a compris qu’elle n’en avait pas fini avec l’enfant. Ou plutôt, que l’enfant n’en avait pas fini avec elle.
L’histoire raconte que Sally Horner, 11 ans, a été enlevée par un homme du nom de Frank La Salle, en 1948. Pendant presque deux années, elle a été sa prisonnière, traversant avec lui les États-Unis, de Camden au New Jersey jusqu’à San José en Californie. Sauvée par le FBI, La Salle emprisonné, Sally Horner est morte deux ans après sa libération. En 1952, la voiture dans laquelle elle se trouvait avec Ed Baker, un jeune homme tout juste rencontré à Wildwood, a embouté un camion. C’était la nuit, le camion était arrêté sur le bas-côté de la route. La tête de Sally a été broyée par le hayon qui avait traversé le pare-brise dans la collision, son cou a été brisé, sa poitrine écrasée. On dit qu’elle est morte sur le coup, qu’elle n’a rien senti.
Moi, je me dis que si Sarah Weinman est devenue obsédée par Sally Horner, c’est à cause de cette double disparition : kidnappée, retrouvée, perdue à nouveau et cette fois pour de bon. Kidnappée par un homme qui l’a prise dans son auto, puis tuée dans la voiture d’un autre qui a affirmé, après les faits, que si ça avait été lui, assis à la place de Sally, il aurait perdu la vie.
La place de la passagère. Celle qui, dans la voiture, est à côté.
Les hommes ont Jack Kerouac. Les femmes ont Thelma et Louise. Mais les femmes, et surtout les jeunes femmes, ont aussi Lolita. Ou plutôt, la vraie Lolita. Celle dont l’histoire aurait donc inspiré Nabokov à terminer ce manuscrit avec lequel il se débattait depuis une décennie, un manuscrit qu’il avait essayé de mettre au feu deux fois. C’est son épouse, Véra, elle qui avait tous les rôles – assistante, lectrice, agente, chauffeure personnelle… –, qui a rescapé les pages. Sauver des pages pendant que Sally Horner mourait, deux fois plutôt qu’une, une fois dans la vie, et une fois dans un livre dont l’héroïne était sa jumelle, mais que l’auteur ramenait au statut de fait divers dans une sorte d’aparté : « Est-ce que j’avais fait à Dolly », écrit Nabokov, « ce que Frank La Salle, un mécanicien de 50 ans, avait fait à Sally Horner, 11 ans, en 1948? »
Des décennies plus tard, Sarah Weinman écrit : « Humbert Humbert3 décrivait une compulsion. Vladimir Nabokov a créé un archétype. Mais les vraies petites filles, celles qui correspondent à cette nymphette mythique, finissent par être perdues à cause de ce besoin de liberté artistique ».
Le travail de Sarah Weinman, qui joue à la détective et tente de prouver que Nabokov a enfermé Sally Horner dans un livre comme son kidnappeur l’avait fait dans la vie, a quelque chose d’inutile – qu’est-ce que ça change, au final, puisqu’on se trouve, dans tous les cas, devant une œuvre de fiction? Mais ce qui m’intéresse, c’est le geste que pose Weinman, cette recherche menée à côté des choses, à côté du livre de Nabokov, à côté d’une vraie enquête policière, un geste qui prend appui sur un détail : le fait divers, cité par Nabokov. Elle aussi fréquente la marge, occupe le siège de la passagère, s’assoit avec la vraie Lolita. C’est ainsi qu’elle travaille à nous libérer de cette image-là, mythique, et qui, depuis la parution du roman de Nabokov, nous enferme, nous fabrique.
Sarah Weinman ralentit la voiture de la littérature pour qu’on voit bien ce qu’il y a sur le côté de la route, ce qui gît dans le fossé. Et ce qu’il y a là, c’est moi, c’est nous. Ce qu’il y a là, c’est la vie d’une femme.