Une fille sur YouTube me dit que je suis un joyau, juste parce que j’ai cliqué sur sa vidéo. Elle s’apprête à me raconter l’enlèvement de Sally Horner, une enfant de dix ans que je vois sourire sur une photo en noir et blanc. Ce n’est pas la première fois que je regarde ce genre de contenu. Sur YouTube et sur TikTok, des centaines de jeunes femmes ont pris goût à disséquer les histoires de meurtres et de viols. D’une voix douce, elles en dévoilent les détails sordides, assises dans leur chambre ou leur salon, éclairées aux chandelles qui sentent bon. Il y a une scénographie du True Crime, et si les tragédies donnent souvent des frissons, les espaces dans lesquelles on nous les raconte se veulent toujours rassurants.
L’histoire dont on m’entretient aujourd’hui est celle d’une petite fille du New Jersey née en 1937. Sally Horner est morte à 15 ans dans un accident de char, mais ce n’est pas de ça qu’il est question. On relate plutôt qu’à l’âge de 10 ans, Sally s’est fait surprendre par un homme alors qu’elle essayait de voler un calepin. L’homme utilise son petit larcin pour la faire chanter. Il se fait passer pour un agent du FBI qui s’occupe des fillettes comme elles, celles qui volent. Il l’enlève, puis passe presque deux ans à parcourir les États-Unis avec elle, en la violant à répétition. Lorsqu’elle échappe enfin à ses griffes et que le vrai FBI la localise, on suggère à Sally de changer de nom, de ville. Son histoire a fait le tour des journaux et tout le monde sait ce qui s’est passé ; il y a des chances qu’on s’en prenne à elle. Pourtant, Sally ne veut qu’une chose : rentrer chez elle. Malheureusement, quand elle réintègre sa vie d’avant, la fillette devient la cible de moqueries. On la violente, encore une fois.
L’histoire de Sally n’est pas surprenante. Les victimes d’agressions sexuelles paient les frais d’une culture du viol qui les stigmatise. On appelle aussi ce phénomène la « victimisation secondaire ». Ainsi, on voudrait que les victimes se soient défendues, qu’elles aient utilisé la force physique pour fuir leurs agresseurs, parfois au péril de leur vie. On s’interroge : « Pourquoi l’abus s’est étalé sur une si longue période ? Est-ce que ça veut dire que la victime souhaitait secrètement que ça continue ? » On a tendance à penser que les victimes de viol sont responsables de leur abus et on les blâme du crime qu’elles ont subi. En 2012, un avocat de la défense est allé jusqu’à dire qu’une fillette de 11 ans victime d’un viol collectif avait agi « comme une araignée dans une toile » et avait « attiré ses [20] agresseurs dans ses filets ». Comment guérir dans une société qui réagit de manière si inappropriée au drame ?
La YouTubeuse que je regarde depuis tantôt affirme qu’il ne faut pas toujours croire ce que les inconnus nous disent, que c’est mieux de ne pas immédiatement leur accorder notre confiance. Elle me fait penser à ma tante et à ma grand-mère qui m’enjoignaient de fuir les monsieurs qui voulaient m’offrir des bonbons et ceux qui voulaient me montrer « leur petit moineau », lorsque j’étais enfant. À l’époque, je ne comprenais pas le lien qu’elles tissaient entre le danger, les friandises et les oiseaux. Finalement, c’est le chum de ma tante qui s’est frotté contre moi, un soir de gardiennage. C’est son pénis à lui qui m’a empêché de dormir toute une nuit. Pas celui d’un inconnu, les bras chargés de bonbons. Aujourd’hui, j’aimerais pouvoir dire à ma grand-mère, à ma tante et à cette fille sur YouTube que la majorité des agressions sexuelles infantiles sont perpétrées par des proches, par des personnes qui connaissent leur victime et qui font partie de leur vie. Moi, c’est pour ça que je n’ai rien dit.
On dirait que je regarde ce genre de vidéos là pour m’entraîner à reconnaître le danger là où il se terre, pour être capable d’éviter mon propre assassinat, mon propre viol. On m’a fait croire que le féminicide est une affaire de monstre, que le viol est un événement isolé qui arrive aux personnes qui ont baissé la garde. Pourtant, ces crimes découlent d’une culture misogyne dans laquelle les agressions sexuelles sont banalisées, les victimes sont blâmées, et la pédophilie romancée.
Les vidéos de True Crime que je regarde sont aussi mus par un désir de justice. En trouvant le ou les coupables, on souhaite revenir à un état social plus pacifié, un monde rassurant de tapis et de chambre, de chandelles qui sentent bon. Or, on nous donne l’impression que le sentiment de sûreté passe par la résolution d’une enquête et par le travail des policiers. Pourtant, il faut savoir que le système judiciaire est particulièrement mésadapté face aux crimes sexuels et qu’il inflige souvent de nouvelles blessures : les démarches judiciaires sont coûteuses, laborieuses et re-traumatisantes. On risque par exemple de se faire traiter d’araignée.
Des Sally Horner, il y en a encore partout. Ce n’est pas en mettant un déviant sexuel sous les verrous qu’on prévient ce genre de crime ou qu’on contrecarre la violence qui continue longtemps après le drame. Pour ce faire, il nous faut changer l’ensemble de notre culture.