1- Tu as qualifié Les Remugles de « comédie sensorielle ». Comment t’est venue l’idée d’intégrer la dimension olfactive à la pièce et de jouer avec ces odeurs qui nous hantent ou nous unissent ?

Caroline Bélisle : En fait, mon écriture est de plus en plus sensorielle. Avant j’écrivais beaucoup avec ma tête et, il y a quelques années, je me suis mise à créer davantage avec mes émotions, je dirais même avec mes sensations : avec les textures, les couleurs, les fragrances, les arômes. Les Remugles marque le début de ce courant et ça a donc commencé avec le nez ! Ce fut une réelle découverte que de réfléchir aux odeurs, à ces choses qui affectent mes sens et qui sont directement reliées à ma mémoire des événements. C’est devenu une façon de traduire mon regard sur le monde. Je trouve aussi qu’il y a une précision de la sensation qui fait apparaître des images que je ne pourrais inventer autrement. Essayer d’exprimer l’odeur de la nuit par exemple, qu’on est tous capables d’identifier avec notre nez, mais qu’on a tellement de difficultés à décrire avec des mots. J’ai beaucoup de plaisir à écrire comme ça. Ça me demande d’être alerte, avec tous mes sens. Ce n’est pas qu’un processus cérébral, c’est vraiment un exercice de l’expérience humaine. Qu’est-ce que je ressens ? Pourquoi ? Comment représenter une chose très complexe de façon à ce que le public puisse la ressentir avec moi ? En utilisant des mots qui font appel à des sensations corporelles que tout le monde connaît, soudain, la magie opère : une émotion abstraite devient extrêmement précise et universelle à la fois.

Mais la réelle genèse de l’idée, c’est ce transfert intentionnel d’une cérébralité vers une écriture plus intime. J’étudiais en écriture à l’École nationale de théâtre et mes professeurs m’ont dit : « C’est drôle, tu es une humaine très sensible, mais tu écris avec ta tête. On te lance un petit défi : essaie d’écrire une pièce avec ton cœur peut-être, voir ce que ça donnerait ». Ça a changé ma vie ! J’ai réalisé que je ne mélangeais jamais ma grande sensibilité avec mon travail. Au début, j’émettais des critiques sociales sur différents sujets avec un certain détachement. Comme si la genèse du texte était à l’extérieur de moi. C’était peut-être une façon de me protéger du regard des autres. Aujourd’hui, je ne fais pas du théâtre autobiographique, ce sont quand même des fictions, mais la genèse est intérieure, ressentie. Ça a complètement modifié ma langue, les rapports que mes personnages ont ensemble. Avant, j’inventais des protagonistes très loin de moi, que je pouvais observer. Les Remugles est né d’une volonté de créer des personnages qui me ressemblent profondément. Ce sont des parties de moi que j’ai séparées et à qui j’ai donné des noms. Bien sûr, à force de les travailler, ils ont pris leur envol, ils n’ont plus besoin de moi. Mais je les ai vraiment tissés à partir de vécu, pas forcément d’histoires vraies, mais de réelles sensations.

Mes personnages ne sont pas très à l’écoute et je ne les blâme pas. Ils sont tous occupés à lécher leurs propres plaies. Ils sont tous un peu obsédés par une blessure intime et ça les empêche de voir celle de l’autre. Par conséquent, deux personnes sont en train de se partager leurs blessures, mais tout ce qu’elles entendent, c’est ce qui se rapporte à la leur. Et c’est très représentatif de notre époque. Dans un monde où on est aussi isolés et individualistes, c’est très facile de se refermer sur nos propres problèmes, sans réaliser qu’on n’est pas très empathique à ceux des autres. J’avais envie de démontrer à quel point l’humanité en général a de la difficulté à se comprendre, à entrer en contact. Ce texte-là est un appel à l’empathie. J’ai créé des rencontres entre des personnages aux visions et aux façons de communiquer irréconciliables, mais qui peuvent avoir raison en même temps. Ce n’est pas un théâtre de la trahison, du méga-conflit, de la grosse brisure tragique. C’est un théâtre du micro-conflit et de l’incommunicabilité quotidienne.