La face du monde et du quartier, mon hood, Hochlag’.

La face du monde qui change ! Trop obnubilés par le spectacle, les gens regardent pas le même show que moi : moi, je regarde la face du monde, la face des autres autour. Le baromètre des petits changements dans mon monde, dans mon hood. Depuis 2016 que je programme des performances en rue, officiellement au Branle-Bas sur Ontario.

Une personne âgée d’Hochlag’, assise sur un banc, rue Ontario, avec sa smoke pis son café Tim, pis avec sa face d’ordinaire plus grise, dure, morose, blasée. Sa face s’illumine : elle a tourné la tête, elle a regardé en haut, elle a vu l’acrobate qui spine, ses bras qui ondulent et ses jambes qui nagent en l’air, dans le ciel de son quartier. Ce visage qui s’illumine a soudain l’air libéré, comme redevenu rêveur, enfant, capable de croire à la magie et à la beauté.

La face des kids aussi : ces kids qui pourraient prendre un autobus pour voir c’qui s’passe à la Tohu ou dans le Quartier des spectacles, mais qui ont jamais bougé d’Hochelaga ; ces jeunes dont les parents vont jamais pouvoir se payer le Cirque du soleil. Ces enfants-là sont impressionné·e·s, pis iels parlent aux artistes, grâce au luxe de les avoir à leur portée, sur un stage d’asphalte. Pas sur un pied d’estale mais sur un pied d’égalité : les artistes se salissent les mains sur la rue devant la section VIP su’ l’trottoir.

C’était pour moi facile de m’enraciner dans ce quartier, puisque toutes mes initiatives y fleurissent et que ma communauté a pu y faire sa place. À l’époque des lofts Moreau, une centaines d’artistes, de weirdos et de jeunes se côtoyaient autour de murs en plywood : ça rendait les collaborations faciles ! On habitait nos ateliers bon marché et on a organisé des partys créatifs historiques : as-tu pu goûter à ça… ? La fin de 2019 est une tragédie : c’était notre refuge pour un vivre-ensemble et un créer-ensemble, pour s’extraire de l’inflation immobilière et de l’isolement. On sortait courir tout nu dins grosses averses, on se déguisait pour pas de raison, on allait déjeuner chez Clo ; puis au Atomic, quand Clo a passé au feu. Y’a toujours eu des artistes rebelles en bandes dans Hochlag’ ; y’a presque plus de repères pour se rassembler…

D’autres espaces bien différents demeurent : la Caserne de cirque, qui a attiré plein d’artistes à déménager dans le quartier. Y’a le Cirque Alfonse et le Patin Libre, entre autres. À l’époque, le gym était squatté par les pigeons et on fumait des tops en haut des marches. Éloize y a fait ses premiers pas. C’tait underground à l’os. Depuis les rénos, c’est tout équipé et des centaines d’artistes et d’élèves en profitent. Circa Zerna, spectacle-bénéfice annuel, m’a permis de signer la mise en scène de Gamine, moi la p’tite autodidacte anarchiste… Cirque Hors-Piste reprend aujourd’hui le flambeau de la gestion du lieu ; c’est une petite révolution, un second souffle qui nous permettra de réinvestir la place de cirque la plus amicale du monde entier !

Carmagnole y a fait son nid et son quartier général depuis l’an 2000. On y a été accueilli·e·s comme une compagnie résidente chouchoute. Jeunes, punks et rêveur·se·s : on a organisé nos carnavals dans ces locaux. C’est grâce à la Caserne que Les Érotisseries ont vu le jour en 2005, et ont pu ressusciter en 2014 : on avait zéro financement et on était en autogestion DIY à 100%. Carmagnole dans le parc Lalancette en 2019, c’était un partenariat pour inventer une mascarade nouveau genre, un événement par et pour les jeunes du quartier. Les jeunes ont lu leur manifeste corédigé : « Ça suffit le monde autoritaire et capitaliste ! » Il suffisait juste de leur fournir le micro et la sono pour les entendre le dire…

Pendant le grand désert artistique des premiers mois de la pandémie, avec la Bonheur Mobile de la gang du Cirque Alfonse, on a pris d’assaut les ruelles et on a déambulé, sans permis ni scrupules, pour égayer le moral des citoyen·ne·s du quartier. Les ruelles se sont transformées en salles de bal pour carnavals ambulants ! Puis, quand le frette a pogné, la Compagnie des autres a investi une vitrine sur Ontario, sans autorisation (les événements étaient interdits). Les forces de l’ordre ont activement fermé les yeux. Qui ne pouvait pas constater la misère morale de ce quartier vidé de sa vie culturelle… ? C’est arrivé qu’une fille prenne son bain dans la vitrine, dans une piscine pour enfants ; qu’un acrobate tricote pendant 12 heures sur une chaise berçante ; et moi, j’ai exploré les grimaces, du visage et du corps, pour faire bouger le paysage du dedans. Devant la grosse église, Place des Tisserandes, les cirqueuses et cirqueux du quartier se ramassaient avec un p’tit drink à regarder la vitrine l’autre bord de la rue, pour se garder le cœur au chaud collé·e·s les un·e·s aux autres, et connecté·e·s dans cette vibrante vérité : la vie sans les arts est un leurre, et un quartier sans art est un quartier mort.

Organiser des événements et programmer des spectacles dans Hochelaga, ou y performer, ça me permet de mélanger le cirque à la vie de quartier, et ça permet au voisinage de sentir qu’on forme ensemble une communauté, peu importe les murs inventés du système qui séparent le plus souvent nos quotidiens. Ces moments de grâce où notre humanité vibre, ces éclairs qui traversent nos existences pour éveiller notre nature créative et sensible, ils font la différence dans notre société ; ils créent de l’harmonie et de l’espoir. On change peut-être pas le monde entier en faisant de l’art local, mais on se rend compte que notre quartier est profondément humain et on sait que le cirque doit le demeurer, lui aussi, humain, ou sinon, qu’il doit le redevenir.

Et dire qu’au début des années 2000, y’a du monde qui craignait de venir me visiter dans le quartier… C’est peut-être le même monde qui y magasinent leur condo aujourd’hui…

Hochlag’ change mais change pas : juste à lui regarder la face, ben drette dins yeux, ses yeux perçants qui crient liberté, de toutes les couleurs, avec la musique dans le tapis et du monde qui joue dehors tout le temps. Comme on dit au Atomic : « Icitte, on n’a pas d’filtre ! »