Balzac forever ? Sur scène ou sur grand écran, en bande dessinée ou à la télévision, aujourd’hui au Théâtre Denise-Pelletier, Honoré de Balzac (1799-1850) est partout dans la culture contemporaine et demeure une référence vivante pour des artistes, des écrivains, des philosophes et même des économistes en quête de filiation, qui tentent de dire leur situation propre ou leur invention d’eux-mêmes et le monde dans lequel ils vivent.
Balzac se revendique comme un historien occupé de « l’histoire des mœurs » — par opposition à « l’histoire des faits » —, comme un historien du « présent qui marche » (« Préface » à Une fille d’Ève), d’une société qui « port[e] avec elle la raison de son mouvement » (« Avant-propos » à La Comédie humaine). Il écrit peu après la Révolution française, dans une époque de chute des croyances et des religions qui n’est pas sans échos avec notre situation contemporaine (l’effondrement des idéologies, la défaillance des institutions, perte des repères, crise de la transmission de toutes les valeurs, etc.). Au point qu’un historien de l’économie, auteur en 2013 d’un best-seller mondial, Le Capital au XXIe siècle, a pu, à partir du Père Goriot, formuler « l’un de[s] tout premiers objectifs » de sa « recherche » : vérifier la justesse du diagnostic que le personnage de Vautrin pose dans la fiction de ce roman, et mettre en lumière l’écrasement des revenus du travail, la domination de l’héritage et le retour en force du patrimoine dont le taux de rendement apparaît, sur la longue durée, toujours supérieur à la croissance économique de la société. L’on voit que découvrir ou replonger dans l’univers balzacien, ce n’est pas renouer avec le passé, c’est assister au spectacle de la genèse de notre présent.
Mais Balzac ne fut pas seulement, comme il lui arrivait de le prétendre, un « docteur ès sciences sociales » (La Cousine Bette), le penseur d’une société toujours actuelle, qui a su déterminer que « notre civilisation […] a remplacé le principe Honneur par le principe Argent » (Melmoth réconcilié). Anthropologue, n’affirmait-il pas que son « œuvre […] devait avoir une triple forme : les hommes, les femmes et les choses, c’est-à-dire les personnes et la représentation matérielle qu’ils donnent de leur pensée » (« Avant-propos » à La Comédie humaine) ? Il était d’abord un écrivain mû par une formidable ambition pour le genre romanesque, un écrivain qui jeta, au moyen du roman, un double défi, au réel autant qu’à la littérature. En publiant ses œuvres complètes, il se flattait d’offrir à la lecture un monde complet, un livre qui contienne le tout du monde (« moi, j’aurai porté une société tout entière dans ma tête », à madame Hanska, 6 février 1844) ; en se faisant romancier, il entendait « représenter l’ensemble de la littérature par l’ensemble de [s]es œuvres » (à madame Hanska, mai 1832), entendons que le roman est capable d’être à lui seul tous les genres littéraires à la fois, qu’il est capable de s’équivaloir à toute la littérature.
La Comédie humaine, qui rassemble quatre-vingt-onze de ses romans, nouvelles et contes, incarne ce double défi, qui n’a pas été dépassé. Fondée sur le principe de la réapparition des personnages, la réunion des œuvres qui composent cette cathédrale de papier rompt avec la linéarité et la continuité narrative. En dépit des silences ou des ellipses, malgré la discontinuité, le lecteur a le plaisir de retrouver tel personnage qu’il connaît dans tel nouveau roman, dans un autre milieu social, à un autre âge de sa vie, soumis à la loi de l’écoulement du temps, cet acteur décisif de nos vies, au gré des fortunes ou des malheurs de ce que nous nommons aujourd’hui la mobilité sociale. Balzac peint autant la marche des vainqueurs (et la violence ou la brutalité d’un monde d’intérêts, de mensonges ou de dissimulation) que le destin des hommes égarés dans l’Histoire (leur orgueil ou leur révolte contre l’ordre social), et les souffrances des vaincus, qui ne savent pas tous que les grands événements de nos existences dépendent parfois de hasards minuscules. Son œuvre marque « l’irruption du sérieux existentiel et tragique dans le réalisme […] l’association du sérieux et de la réalité quotidienne » (Auerbach).
Jeune homme en 1820, Balzac voulait être dramaturge et tenta de faire son entrée en littérature — il la rata — par une tragédie en cinq actes en vers. Il acheva sa carrière d’écrivain par la mise au point, à l’automne 1848, de la comédie Le Faiseur, dont il avait rédigé une première version en 1840 (sous le titre Mercadet). Le goût du théâtre fut permanent chez cet immense romancier.
La critique s’est intéressée aux sources vécues davantage qu’aux sources littéraires de cette pièce (Beaumarchais ; le Turcaret de Lesage peut-être ; les nombreuses comédies d’argent qui fleurissent au début du XIXe siècle : voir Eugène Scribe, Le Mariage d’argent, Les Actionnaires ; etc.). Il n’y a pas de doute : Mercadet, c’est l’auteur. L’homme qui se bat contre ses créanciers dans une incessante fuite en avant, c’est Balzac ; l’homme qui se dupe lui-même en tentant de duper les autres (ses éditeurs ! Demandez à Louis Mame, à Edmond Werdet, à Hippolyte Souverain), c’est encore lui ; l’homme qui se laisse enivrer par toutes les spéculations (voir Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau), l’homme qui se laisse séduire par tous les mirages, et d’abord par les siens propres (la culture des ananas en banlieue parisienne ; son mariage avec une « petite nièce de Marie [Lesczynksa] », la reine de France épouse de Louis XV), c’est toujours lui. Godeau, l’associé de Mercadet, parti aux Indes ? C’est lui en juillet 1840 : « Je crois que je quitterai la France et que j’irai porter mes os au Brésil […]. [J]’irai chercher la fortune qui me manque, ou je reviendrai riche, ou personne ne pourra savoir ce que je serai devenu » (à madame Hanska, 3 juillet 1840).
La légende et le pittoresque ont incontestablement leur part de vérité, qui n’épuise cependant pas ce que fut l’homme ni la signification de l’œuvre, à chercher dans la féroce et joyeuse dénonciation des rouages du commerce, des mécanismes du capitalisme financier et des dérives de la spéculation. Les derniers mots de la pièce de Balzac (« Allons voir Godeau ») résonneront un siècle plus tard dans ceux d’une certaine pièce de Beckett (« Allons-y » ; En attendant Godot).