« J’ai eu l’impression, en voyant les tableaux du passé, qu’une partie de la réalité n’avait jamais été représentée, le LAID. »

– Otto Dix, peintre expressionniste.

Puis, parti à la découverte des grandes métropoles d’Europe (Paris, Berlin, Londres), Wedekind fréquente la bohème et les artistes de cirque qui deviennent pour lui un objet de fascination. Il se reconnaît particulièrement dans les figures marginales et asociales qui donnent l’exemple d’une vie différente. Il apprend à intégrer dans ses pièces des éléments empruntés au cirque : mélange des genres, richesse de la gestuelle, situations burlesques, rythme trépidant. Pour gagner sa vie, Wedekind s’exhibe au cabaret des Onze Bourreaux à Munich. II accompagne à la guitare ses chansons populaires narratives qui contiennent une furieuse critique sociale. Il est aussi le créateur du personnage important de Lulu qui se retrouve dans deux pièces, l’Esprit de la terre (1895) et la Boîte de Pandore (1901) et qu’Alban Berg adaptera pour l’opéra. Lulu est le symbole d’une liberté sauvage vouée à un destin tragique.

Le monde sous l’œil expressionniste

L’œuvre de Wedekind, dans une Allemagne en plein tourbillon artistique et idéologique, frappe aussi l’imaginaire puisqu’elle explore les limites des interdits de la société petite-bourgeoise. En cela, elle charme la jeune génération d’artistes qui émerge dans les années 1910 et qui se regroupe peu à peu alors sous le nom d’expressionniste. Génération désabusée face au monde moderne qui échappe au contrôle, génération angoissée de la disparition de Dieu comme phare idéologique, génération sacrifiée sur l’autel de la Première Guerre mondiale qui les a littéralement affamés et contrits, les jeunes Allemands ont essayé de traduire les tourments de l’humanité en perte de sens.
Au sortir de la guerre la plus destructrice de l’Histoire, les expressionnistes expriment furieusement un monde en décrépitude en attaquant les valeurs bourgeoises, en explorant une sexualité crue et morbide, et en intégrant une recherche formelle innovatrice et provocatrice. Le monde vu sous l’œil glauque de l’expressionnisme s’agrandit, se déforme, se torture, se disloque. L’être humain erre dans un monde absurde en quête de sens, exprimant au détour une vision très pessimiste, voire désespérée. C’est ce monde de cauchemar qu’un certain Adolf Hitler découvre dans les années vingt et pour lequel il fonde le Ille Reich, ce rêve d’une société épurée et parfaite qui mènera l’Occident au bord de l’apocalypse.

Loin des folies meurtrières des nazis, les artistes expressionnistes veulent aussi changer la société hypocrite qui les oppresse. Ils voient en Wedekind un précurseur qui impose un style tout en grotesque et en sarcasme, un peintre de la réalité oubliée qui brosse de sombres tableaux aux couleurs criardes. Mais le monde grotesque de Wedekind n’est pas seulement noir, c’est aussi la quête effrénée d’une liberté sauvage, sans limites et sans tabous. La liberté, voilà le maître mot de toute tentative de renouveler la société par l’art. Mais contrairement aux nazis, la révolution est avant tout artistique.

Si L’éveil du printemps et Lulu restent ses œuvres maîtresses, d’autres pièces méritent sûrement d’être redécouvertes : Musique (1906), la Censure (1907), le Château de Wetterstein (1910). Souvent accablé par la critique et frappé par la censure, Wedekind a néanmoins réussi à ouvrir des brèches pour le théâtre moderne. Au lendemain de la mort de son ami Wedekind, en 1918, Bertold Brecht écrivait : « Comme Tolstoï et Strindberg, Frank Wedekind a été un des grands éducateurs de l’Europe moderne. Il semblait indestructible. » Il reste que Wedekind, en explorant les limites des tabous sexuels dans une perpétuelle quête de liberté, a réussi à s’imposer comme l’un des dramaturges importants d’Europe et son œuvre témoigne très bien de la fureur de cette époque plongée dans l’angoisse d’un monde en pleine métamorphose.