Londres, 1841. Un obscur peintre américain du nom de John G. Rand en a marre de transporter ses huiles dans des pochettes peu pratiques, confectionnées avec des vessies de porc, et qui ont une fâcheuse tendance à éclater lors des transports. Il met au point de petits tubes en fer blanc souples et étanches, dont on peut extraire au moment opportun la juste quantité de peinture. Rand est loin de se douter que sa modeste invention va lancer l’un des mouvements les plus importants de l’histoire de l’art.

Leur médium devenu portatif, les Monet, Cézanne, Pissarro et autre Renoir installent leur chevalet en plein air et entreprennent de capter en direct le jeu des couleurs, des ombres et de la lumière. L’Impressionnisme vient de naître.

L’histoire de l’art regorge d’anecdotes semblables, où des innovations technologiques ont engendré, de manière un peu accidentelle, de grandes révolutions artistiques. Le cinéma, art technologique par excellence, n’y échappe pas.

Dès sa naissance, le cinéma est conçu comme une forme de divertissement, un gadget pour épater les foules, mais rapidement, des gens comme Méliès et Eisenstein comprennent la toute-puissance de ce médium nouveau. Ils remarquent que devant l’écran, le public retombe littéralement en enfance, acceptant de croire aux histoires les plus abracadabrantes. C’est le fameux principe de « suspension of disbelief » (suspension de l’incrédulité), qui nous fait nous identifier aux protagonistes, nous projeter dans leurs aspirations et partager leurs émotions. Dans l’obscurité de la salle de projection, on s’abandonne complètement : on a peur, on rit, on pleure.

Dès lors, le film narratif s’impose. Pour créer l’illusion de vérité, d’énormes moyens techniques et humains sont nécessaires. L’avènement du cinéma parlant décuple la puissance du 7e art. C’est l’âge d’or des grands studios et Hollywood devient une usine à légendes. Séduits par le pouvoir de subjugation du cinéma, les chefs d’État commandent aux cinéastes des films de propagande pour justifier le patriotisme le plus crasse et les atrocités les plus terribles.

Créé en 1939 dans le but d’encourager l’effort de guerre au pays, l’Office national du film du Canada (ONF) reçoit en 1950 le mandat de « produire et distribuer des films destinés à faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations […] ». C’est dans ce contexte de bouillonnement documentaire  que de jeunes cinéastes iconoclastes établissent leurs quartiers au service français de l’ONF.

Ce sera notamment Pour la suite du monde, film fondateur, une collaboration Pierre Perrault-Michel Brault-Marcel Carrière, puis À Saint-Henri le cinq septembre, un film collectif dirigé par l’auteur Hubert Aquin. En 1964, Gilles Groulx applique ces nouveaux codes à la fiction dans Le chat dans le sac, une technique narrative que reprendra Brault lui-même dans son chef-d’œuvre de 1974, Les ordres, un brûlot contre l’utilisation abusive de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement Trudeau lors de la crise d’Octobre 1970.

Des expériences similaires ont lieu simultanément ailleurs dans le monde. En 1959, John Cassavetes réalise Shadows, un film aux dialogues improvisés et à la caméra fluide. En France, les cinéastes de la Nouvelle Vague lancent une charge hargneuse contre le cinéma institutionnel. Mais la spécificité québécoise reste au cœur de l’évolution et du rayonnement du cinéma-direct. En l’absence de grands moyens, les gens de la Belle Province ont développé un sens aigu de la débrouillardise et de l’ingéniosité. Leur goût de la spontanéité s’est exprimé dans des expériences artistiques comme L’Osstidcho et la Ligue Nationale d’Improvisation (LNI), par exemple.

Après sa collaboration avec Morin (qui sera qualifiée de tumultueuse), Jean Rouch poursuit son œuvre documentaire, notamment en Afrique. En 1978, il ouvre au Mozambique une école de cinéma dont l’enseignement est basé sur la pratique. « On tourne le matin, on développe à midi, on monte l’après-midi et on projette le soir. » Une telle démarche est perpétuée aujourd’hui par les membres du mouvement mondial KINO, qui réalisent lors de laboratoires nommés Kabarets des films improvisés en une courte période de temps.

Ces « kinoïtes » sont les héritiers de la dernière révolution technologique, celle du numérique, survenue au tournant du millénaire. Non seulement y a-t-on vu l’apparition de caméras numériques légères et bon marché, mais les ordinateurs portables sont devenus de puissantes salles de montage et de mixage sonore, un luxe dont auraient certainement rêvé les pionniers de l’ONF.

Partout sur la planète, des cinéastes ont immédiatement embrassé cette technologie, renouant volontairement ou non avec les racines du cinéma-direct. Au Québec, Philippe Falardeau, Denis Côté, Rafaël Ouellet et Xavier Dolan tournent, avec peu de moyens et des équipes réduites, des longs métrages où se mélangent fiction et réalité. En 2000, armée d’une simple caméra numérique bas de gamme, la doyenne de la Nouvelle Vague Agnès Varda se fait glaneuse se mêlant aux glaneurs. Le phénomène The Blair Witch Project, qui atteint un box-office mondial de 250 millions de dollars, soit mille fois son budget de production (25 000 $), représente encore à ce jour un eldorado et a suscité une déferlante de films tournés avec les moyens du bord.

Or, accessibilité rime avec surabondance. Pour un auteur, faire sa marque devient de plus en plus difficile. Dans Chronique d’un été, Morin et Rouch imaginaient un cinéma capable de capter sincèrement la vérité, qui, dans les propres mots du sociologue, chercherait à montrer « des êtres humains qui, ne fut-ce qu’un instant, seraient devant la caméra les auteurs de leur propre existence ». Le foisonnement d’images qui caractérise notre époque et notre obsession collective à l’auto-documentation et à l’auto-diffusion n’est peut- être que la réponse exacerbée à leur souhait.