En 2015, tu traduisais l’adaptation de Robert Icke et Duncan Macmillan de 1984 qui a été présentée au Théâtre Denise-Pelletier. Tu te mesures aujourd’hui à un autre roman d’anticipation canonique, Le Meilleur des mondes, écrit par Aldous Huxley en 1932. J’étais curieux de savoir si tu es de ceux qui adhèrent à l’idée que ces textes sont carrément des prophéties qui se sont réalisées. Est-ce qu’on vit présentement, en 2019, dans un mélange de 1984 et du Meilleur des mondes ?

Je vois plutôt ces romans-là comme les visages monstrueux de certaines réalités. Pour moi, c’est plutôt une façon de grossir à la loupe certains traits du présent, de nous amener à le questionner. 1984 [écrit en 1949 par George Orwell] et Le Meilleur des mondes proposent deux points de vue très différents, mais ils ont en commun, oui, de parler de certaines directions que le monde étaient en train de prendre et on a forcément avancé dans ces directions-là depuis, autant

en ce qui concerne cet état de surveillance que décrivait 1984 qu’en ce qui concerne cette société du plaisir et la science qui élimine les pulsions afin que tout le monde soit docile, que décrit Le Meilleur des mondes.

Mais de là à dire qu’on vit carrément ces réalités-là ? Ben non ! Aldous Huxley a écrit un essai [Retour au meilleur des mondes, 1958] dans lequel il s’autocongratule d’avoir donc ben eu raison, mais disons que c’était un monsieur un peu spécial ! Ces romans sont des avertissements, des exagérations de notre monde, qui nous invitent à le voir sous un certain angle. Ce ne sont pas des prédictions, ce sont des textes très ouverts dans lesquels on va toujours reconnaître des éléments de nos vies contemporaines. Chaque époque a reconnu son présent dans ces textes ! Tu vois, je pensais encore au Meilleur des mondes récemment en regardant un documentaire, Take Your Pills, qui porte sur la prolifération des drogues de performance au cœur des campus universitaires américains. En fait, on revient toujours à ces deux grandes métaphores- là — auxquelles on peut ajouter La Servante écarlate [roman de Margaret Atwood qui a inspiré la série télé du même nom] — pour réfléchir notre ici-maintenant.

Quels défis ça a représenté de transposer ce roman très populaire à la scène ?

À chaque fois que je dis à quelqu’un « J’adapte Le Meilleur des mondes au théâtre », on me répond : « J’ai tellement aimé ce roman-là quand j’étais jeune. »  Je demande toujours à ces gens-là de me raconter l’histoire et personne ne s’en souvient. [Il rit fort.] La raison pour laquelle personne ne s’en souvient, c’est que c’est plus l’univers qu’Aldous Huxley a inventé qui est marquant, que l’histoire. Alors j’ai dû tisser pas mal pour que l’histoire se déploie à travers des personnages et des quêtes, choses que le roman fournit peu.

 

Le roman de Huxley est effectivement un texte très touffu, parfois même un peu confus. Comment t’as fait pour y mettre de l’ordre, faire des choix ? Qu’est- ce qui t’interpellait le plus dans sa pensée ?

J’ai tenté de plus mettre de l’avant son discours sur le bonheur. Huxley décrit une société du divertissement, du spectacle, des sensations, qui élimine toute pensée critique, et qui brouille le rapport à la vérité. C’est là qu’il m’apparaît davantage frapper dans le mille, plus que lorsqu’il parle de médication et de science, par exemple. Il est le plus pertinent à mes yeux quand il nous demande si, à force de passer d’un divertissement vide à un autre divertissement vide, on a encore les moyens de réfléchir à l’horreur qui se cache sous nos vies, ou si on préfère tout simplement l’ignorer ?

Cet aspect-là du texte renvoyait plus directement à notre monde. Au début des années 30, Huxley réagit pourtant beaucoup au communisme, en montrant ces ouvriers qui sont tous pareils, qui portent des uniformes identiques et qui ne doivent pas avoir d’individualité. On entend très fort sa peur du régime soviétique et je me demandais : pourquoi est-ce qu’on a l’impression que ça résonne dans notre époque à ce point, alors que notre monde, c’est complètement l’inverse du communisme, c’est le triomphe de l’individu, le désir de performance, le divertissement ininterrompu. Et c’est là qu’on se rejoint, Huxley et moi, face à deux époques très différentes, dans cette crainte commune d’un renoncement complet à tout projet humaniste et collectif, au profit d’une quête du bonheur, mais d’un bonheur qui se résumerait à un confort, à un bien-être matériel.

 

Même si, comme tu le dis, on ne vit pas exactement dans une société communiste, pour dire le moins, on peut penser que le consumérisme et les réseaux sociaux contribuent à l’indifférenciation des individus. Ce n’est pas parce qu’on se croit singulier qu’on l’est vraiment…

Ben oui ! C’est ce dont je parlais dans Cinq visages pour Camille Brunelle [un texte de Corbeil présenté à Espace GO en 2013] : tout le monde veut tellement être unique, mais en utilisant la même interface, qui nous réduit tous à être un peu la même personne.

 

Le Meilleur des mondes n’est pas ce qu’on pourrait appeler un roman particulièrement optimiste. Est-ce que tu parviens à y injecter un peu de lumière ?

Ce que j’aimais beaucoup dans le roman, c’est que l’œuvre de Shakespeare est très présente. C’est comme s’il y avait un autre monde possible, un vrai meilleur des mondes, et qu’il se situe dans les arts. Dans le roman comme dans mon adaptation, Shakespeare permet au personnage principal de John de rêver cet autre monde. Le théâtre lui permet de dire des réalités pour lesquelles son monde ne lui offre pas d’outils et c’est une chose que je tenais à dire au jeune public du Théâtre Denise-Pelletier, que le théâtre permet ça. Mon John est beaucoup plus actif, beaucoup plus combatif, il va espérer changer le monde. Je pense que mon adaptation appelle davantage le spectateur à réagir. Oui, le constat est pessimiste, mais mon but, c’est quand même de générer de la colère dans la salle, parce que pour moi, la solution, elle est dans la salle.