Absurde

Difficile de parler de L’Étranger d’Albert Camus sans évoquer la question de l’Absurde. Faut-il coûte que coûte chercher à comprendre le monde ou bien simplement se satisfaire de cette phrase que prononce souvent Meursault, le personnage principal : « Je ne sais pas. » Je ne sais pas le monde, je le vis, le traverse et cela suffit? Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus écrit : « Ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. » Il est donc possible de lire L’Étranger comme un désir d’échapper à cette vaine confrontation. Un désir de liberté.

 

Belcourt 

Albert a grandi dans le quartier Belcourt dans l’Algérie coloniale. C’était un endroit de la ville où vivaient Algériens et Français venus de la métropole, un lieu aux maisons presque serrées les unes contre les autres, dense et aux rues populeuses, bruyantes, vibrantes. L’Alger décrite, arpentée et partagée par les personnages de L’Étranger est celle de Belcourt. La question : comment rester étranger et indifférent au monde dans un décor, un environnement où tout vous pousse au contact, à l’expression du sentiment, à la fusion?

 

Coloniale

L’Étranger, c’est aussi un portrait de l’Algérie coloniale. Mais il s’agit d’un imaginaire où l’Arabe est presque absent, comme un reflet de cette époque où il était un citoyen de seconde zone. Le roman, comme l’analysait Edward Saïd dans Culture et  impérialisme, les cantonne aussi dans des rôles d’ombres passives, quasi absentes.

Étranger et Existentialisme

La question essentielle : À quoi Meursault est-il étranger? Au monde? À lui-même? Et si c’était à l’humanité? Dans le roman, il y a ce juge qui s’indigne parce que Meursault n’a pas pleuré à la mort de sa mère, l’accusant d’avoir enterré cette dernière « avec un cœur de criminel ». Ainsi sera-t-il condamné à cause de son manque d’humanité, parce qu’étranger – en apparence – à l’humanité. En apparence, seulement, parce que, vu sous l’angle de l’Existentialisme – que Sartre a défini au départ comme un humanisme –, ce personnage déphasé s’identifie par un vécu, des gestes et des mots souvent déroutants, qui cependant contribuent un tant soit peu à saisir ce qu’il est, son humanité.

 

Famille

Autour de Meursault gravitent quelques amis et une amoureuse, Marie qu’il fréquente avec un détachement assumé. Mais au reste, le personnage reste très solitaire, en rupture de tout lien familial. La mort de la mère dès le début du roman signe cette rupture, comme s’il s’agissait d’un détail à régler avant de s’intéresser à l’individu unique, déphasé qu’est Meursault. Y a-t-il un rapport avec Camus lui-même, qui n’a pas connu son père et dont la mère presque effacée, un peu sourde, parlait peu?

 

Gallimard

Michel Gallimard était l’ami d’Albert Camus. Un ami, un vrai, ça vous sort d’une certaine solitude, possiblement d’un sentiment d’étrangeté. Ainsi, c’est avec l’ami Michel que Camus décide de rentrer en voiture à Paris ce maudit 2 janvier 1960, au lieu de prendre le train avec sa famille, comme prévu initialement. Ils quittent Lourmarin, Michel conduit, de quoi ont-ils discuté sur la route avant le fatal accident qui leur coûtera la vie? Peut-être du dernier texte en gestation d’Albert : Le Premier homme.

 

Humanité

Encore une fois, Meursault sera condamné pour son manque d’humanité. Cependant, n’est-ce pas aller trop vite que d’attribuer son apparente absence de bienveillance et de compassion à une absence d’humanité? Et si le personnage dans sa nature (humaine!) et complexe était tout simplement insaisissable?

 

Indifférent

Meursault semble indifférent aux autres et au monde qui l’entoure. Mais le plus frappant c’est, à son procès, lorsqu’il se révèle indifférent à son propre sort, au fait qu’il sera probablement condamné à être guillotiné, comme s’il s’agira dans sa vie de passant et d’ombre fugace d’un événement insignifiant.

 

Journal

« Aujourd’hui maman est morte. » Il est possible de lire L’Étranger comme un journal. Les faits dans le roman sont relatés jour après jour, les chapitres successifs faisant le compte de la journée qui vient de passer, de l’enterrement de la mère, du meurtre, du procès, jusqu’à la condamnation finale.

Linéaire

Le caractère linéaire du récit dans L’Étranger semble annoncer l’inéluctable. Une histoire qui suit le temps comme il file, sans pause ni retour en arrière. Et si l’étranger, c’était ce temps indomptable qui se fout de nos gesticulations et tentatives de ressassement, de fixation dans le présent ou de projection? Meursault serait-il le seul à avoir compris qu’il vaut mieux épouser, faire corps avec cette linéarité?

 

Marie

Marie aurait bien aimé que son petit ami Meursault l’épouse. Autant ce dernier est froid et souvent distant, autant Marie est exubérante, drôle, énergique. Marie est une lumière vive à côté de l’ombre que représente son ami, qui tente aussi de comprendre ses silences. Alors que le prénom Meursault semble bien étrange, celui de Marie, commun, biblique, renvoie à quelque chose de connu, de rassurant.

Ordre

Bien des personnages dans L’Étranger occupent des fonctions qui les placent dans un ordre établi qu’ils défendent : le procureur, le directeur, le juge d’instruction, l’aumônier, etc. Leur nom ou prénom semblent d’une importance secondaire, seul compte cet ordre qu’ils se doivent de maintenir. Leur nom, c’est celui de l’ordre.

 

Procès

Le procès, dans le roman, est-il celui d’un homme ou au contraire celui d’une différence, d’une liberté qui dérange? Au reste, ce fut un bien joli spectacle, avec un avocat préoccupé par l’élégance de ses manières ou un procureur voulant à tout prix son trophée, la tête de l’indocile Meursault.

 

Questions

Ce récit est fait de questions : les doutes du personnage principal qui ne sait jamais grand-chose, les interrogatoires subis au procès, la question que se pose le lecteur en tournant la dernière page du livre : quel est le sens de tout ceci finalement? Mauvaise question, car il n’existe pas nécessairement un sens, une direction, une logique.

 

Révolté

Camus publiera en 1951 L’Homme révolté. Le révolté fait corps avec le réel, refuse l’injustice, agit. Meursault, à sa manière, est un révolté. Son étrangeté comme révolte contre la norme. Mais peut-être ces termes ne veulent rien dire, car il s’agit de vivre simplement ce qu’on est, fou ou sage.

 

Soleil

Et si tout ceci était la faute du soleil? S’il n’avait pas, ce jour-là, sur la plage, brûlé les yeux de Meursault, les choses auraient certainement suivi leur cours normal. Ce soleil qui se permet ce qu’il veut, peinard au dessus de nos têtes et qui ne craint aucune sanction ou représailles. En affirmant : « Je l’ai tué à cause du soleil », Meursault ne voulait-il pas en fait dire au juge de s’en prendre au vrai coupable? Que le coupable, ce n’est pas nécessairement celui ou celle que tout, à l’évidence, accable?

 

Théâtre

En cheminant avec les personnages de L’Étranger, on repense au théâtre de l’absurde, à Alfred Jarry, à Samuel Beckett ou à Eugène Ionesco. Et comme souvent dans ce théâtre-là, cela finit mal. Parce que, jusqu’au bout, Meursault a refusé de jouer son rôle, de ceux que nous impose les conventions sociales. Sur la scène, celui-là qui devait jouer le rôle principal ne joue pas.

 

Uppsala

Le 14 décembre 1957 à l’Université d’Uppsala, vieille et magnifique ville de Suède, Albert Camus prononça cette conférence devenue célèbre : L’artiste et son temps. Il y évoque une époque, la sienne, qui n’admet pas que l’artiste se désintéresse d’elle, qui bouscule, secoue l’écrivain qui difficilement pourrait se réfugier dans un silence coupable. Dans L’Étranger, cette époque, bruyante, s’offusque du silence d’un Meursault.

 

Visconti

Luchino Visconti en 1967 fera de L’Étranger un film. L’image a-t-elle réussi à rendre la puissance des mots? Non, à en croire l’accueil mitigé que reçut le film. On a dit alors que Visconti, contraint par la famille de Camus, était resté trop fidèle au texte original. Le film qui copie le texte, au lieu de s’en écarter légèrement, d’en être un peu étranger.

Weil

Camus avait une grande admiration pour Simone Weil, philosophe, résistante, rebelle. Sans nul doute Simone a nourri Albert des fruits de sa pensée lumineuse, comme d’autres femmes, d’amour, ont nourri l’écrivain.

 

Xéno

Cette interjection, préfixe grec signifiant « étranger » arrive ici à point nommé. Xéno, cette part de nous qui se refuse au dévoilement, un mystère nécessaire, un astre, à contempler simplement. Car chercher à comprendre Meursault en tentant de le définir coûte que coûte par rapport à des normes ou à des catégories sociales, n’est-ce pas le dépouiller de ce qu’il est? Et c’est ainsi que souvent, l’autre qui nous semble trop différent devient l’objet de notre mépris, de notre détestation. Et tristement, nous passons de Xéno au Xénophobe.

 

Yeux

Ah si Meursault avait pu fermer les yeux! Le soleil serait aller voir ailleurs. Mais il n’y aurait pas eu L’Étranger!

 

Zenowicz

Maria Zenowicz a traduit en 1958 L’Étranger en polonais. Maria, devenue anonyme, comme bien des traducteurs qui ont contribué à faire connaître Camus dans tous les antipodes, d’Alger à Varsovie, du Cap à Lima. Parce que ce roman traduit dans trente-huit langues continue de questionner, de passionner. Pour l’autre, l’étranger, Maria et ses pairs ont sorti L’Étranger de l’étrangeté de la version originale.