11 août 2019

Cher Florent,

Ça fait longtemps déjà que je pense à toi quand je plonge dans Camus.

Camus, dans toute son œuvre, nous pose dans cette tension entre le refus et le consentement face au monde tel qu’il est.

Cette parole que j’imagine se situe exactement à cet endroit : à l’endroit d’un désir incommensurable de faire partie du monde, et du rejet amer de ce même monde, dans un cri venu du fond des âges.

Le texte qui est en train de naître prend la forme d’une sorte de procès adressé à Camus, d’abord par un jeune homme, puis par un groupe de plus en plus nombreux. Comme si la parole individuelle devenait la charge de toute une génération. (Je suis très sensible à cette question que pose Camus : pour tendre vers la dignité et la vérité, faut-il absolument choisir entre devenir un être solitaire ou un être solidaire?)

Ce que ces voix contemporaines reprochent à Camus, c’est de n’avoir pas su voir venir le jour où nous ne pouvons pas penser l’avenir de l’humanité sans envisager sa disparition. Le dérèglement et l’épuisement sans précédent de notre environnement rend la philosophie du XXe siècle désuète et risible : comment aujourd’hui réfléchir à l’avènement d’une humanité plus libre, plus digne et plus juste, sans envisager que la question, bientôt, ne se posera plus?

Evelyne

 

11 août 2019

Chère Evelyne,

La lecture d’une note d’intention procure rarement une émotion intime, dans le sens où l’exercice est souvent projectif, intellectuel. Et voilà qu’ici, ça m’a rappelé qu’à mes dix-sept ans, j’avais fait un cycle de lecture de Camus et que j’avais eu l’impression de dialoguer avec une pensée essentielle pour faire face au monde, tenter de l’habiter sans renoncer, du moins tout de suite. J’ai plaisir à l’idée qu’à travers ce projet, d’autres jeunes gens de dix-sept ans pourraient éprouver ces émotions esthétiques et éthiques qui m’avaient mis sens dessus dessous. Aujourd’hui, leur urgence redouble, et les termes en lesquels elles se présentent ont changé. Une dialectique de la mise à jour s’impose, en effet. Tu es là.

Florent

21 janvier 2020

Cher Florent!

Je suis encore en train d’explorer quelle structure pourra déployer, d’une part, une sorte de promenade impressionniste dans le récit de L’Étranger, et, d’autre part, un voyage philosophique dans l’œuvre de Camus et une parole qui lui répond aujourd’hui.

Un homme, devant nous, fait son propre procès. Celui de son indifférence. Il nous parle. Il nous oblige (spectateurs) à l’entendre. À écouter son aveu. À écouter son histoire, celle qui s’est produite un hiver, alors qu’il marchait dans la ville, dans une tempête de neige.

Être son seul, et devoir être son seul juge est peut-être la pire des condamnations quand on est coupable?

Voilà, cher Florent, ce qui m’anime en ce moment!

Evelyne

 

27 novembre 2020

Chère Evelyne,

La réflexion qui se déplie énigmatiquement autour de la notion de responsabilité est très contemporaine, très agissante.

Très spontanément, je me suis aussi demandé s’il n’y avait pas plus de place pour les autres locuteurs (par rapport à Medi), ainsi que pour l’expression de l’amour et l’absurdité du monde. J’avais noté un jour dans un carnet cette phrase du Mythe de Sisyphe :

« Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. »

Amicalement,

Florent

 

7 décembre 2020

Très chère Evelyne,

Au hasard des lectures, deux références m’ont percuté au sujet de L’Étranger.

La première vient du dernier livre du philosophe allemand d’origine coréenne Byung Chul-Han (L’expulsion de l’autre. Société, perception et communication contemporaines). Son fil de pensée l’amène à décrire comment, dans nos sociétés numériques, qui nous invitent à chercher ce qui nous ressemble plutôt que ce qui s’éloigne de nous, l’ouverture à l’étrangeté de ce qui nous est étranger a disparu. Je suis très frappé par la façon dont il part du roman de Camus pour livrer une réflexion très profonde sur notre époque et son rapport à la notion d’étranger, prise ici de façon très large.

Ensuite, voici un article qui me paraît passionnant, paru il y a quelques jours dans Le Devoir, signé Mélikah Abdelmoumen : « Je voyais des Arabes qui étaient des terroristes ou des méchants ; qui servaient de repoussoir à des auteurs français d’une époque révolue ; qui, anonymes, se faisaient tuer sur la plage dans de grands romans (…). Avec le recul, ces symboles me semblent lourds de sens. »

Je le cite car, tout d’un coup, en lisant cette phrase, j’ai relu le monologue de l’Arabe. Et je trouve que, justement, Evelyne, tu as déjà commencé à toucher à cette critique de l’anonymat. On peut imaginer qu’il y a là une pierre de touche pour évoquer Camus aujourd’hui. Et cela m’a immédiatement fait revenir à la note d’intention que tu m’avais envoyée à l’été 2019 : « Le texte qui est en train de naître prend la forme d’une sorte de procès adressé à Camus », était-il écrit.

Florent

 

10 décembre 2020

Ce que soulève et déploie Byung-Chul Han à propos de notre rapport à l’altérité est troublant, et rejoint mes intuitions. Et je ne peux m’empêcher de faire le lien entre le « temps de l’autre » dont parle le philosophe, et le temps du théâtre. Le théâtre invite le spectateur à investir de sa sensibilité (et de son improductivité) un « temps de l’autre ». Un temps où l’on peut se reconnaître précisément dans ce qui n’est pas soi. Pas comme soi. D’où ma résistance (depuis longtemps déjà) à penser la création théâtrale dans une optique de « résonance avec l’actualité ». Pour moi, la résonance de l’art va de soi par des chemins souterrains et étonnants, sans pour autant soumettre l’imaginaire du spectateur à des enjeux immédiats, repérables dans son actualité.  Tout au contraire, le théâtre a le pouvoir d’offrir bien plus qu’une identification directe faisant appel à son propre vécu et à ses propres repères moraux. Il a le pouvoir des rêves, c’est-à-dire la faculté suprême de l’identification à une forme qui n’est pas soi. C’est dans la tension entre l’adhésion et la distance, je crois, que s’opère la plus puissante des catharsis. Aussi je pense le théâtre à la fois comme un élément de relation, et comme le lieu de contradictions. De rencontre avec l’étrangeté.

Après avoir lu le chapitre que tu nous as envoyé de Culture et impérialisme, d’Edward W. Saïd (Lecture qui m’a glacée le sang! Quel vertige!), j’ai justement eu le sentiment de rencontrer brutalement tout ce qui fait de Camus un étranger pour moi. Rencontrer un regard qui porte l’expérience d’être issu d’un empire colonial. L’écriture de Camus, peut-être à son insu, fait que cette expérience nous traverse inconsciemment. Et c’est là toute la puissance de son écriture (et celle du théâtre que je tente d’écrire) : créer un monde qui n’appelle pas à chercher « d’équivalence » entre soi et l’autre, mais qui plutôt devient un endroit où toutes les expériences se rencontrent et se révèlent, révélant au passage l’infini de notre capacité à être traversé (donc, forcément modifié, modulé, déplacé intérieurement) par l’autre.

Evelyne

 

26 janvier 2021

Chère Evelyne,

Merci pour ton message.

La justice est, je crois, immanente chez Camus. Il fait le pari d’une justice qui s’enracine dans la concrétude de la terre et la foi en l’humanité. Et en résonance avec cette impression, j’ai retrouvé deux citations que j’avais recopiées ailleurs, que je me permets de partager:

« Péché. Il y a des mots que je n’ai jamais bien compris, comme celui de péché. Je crois savoir pourtant que ces hommes n’ont pas péché contre la vie. Car s’il y a un péché contre la vie, ce n’est peut-être pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie, et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci. » 
1938, « L’Été à Alger », Noces  

Puis une seconde, plus centrée sur la notion de Justice :

« Justice [Dans ses Lettres à un ami allemand, Camus s’adresse à un correspondant fictif] : Pour tout dire, vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n’était qu’apparente. J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver l’homme? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas le mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir. »
Juillet 1944, Lettres à un ami allemand  

À tout bientôt,

Florent

 

27 janvier 2021

Merci aussi pour le partage de tes citations qui sont fulgurantes. Après relecture de ma version V3-1 (celle du 14 janvier), je me rends compte que je ne suis pas encore parvenue à trouver la nature exacte de la dernière parole de Meursault. Je suis encore trop encombrée par les dernières phrases de L’Étranger (le roman).

Camus fait dire à Meursault : « Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. » Et ensuite, Meursault crie, crache au prêtre tout ce qu’il contient depuis toujours, il crie jusqu’à ce qu’il s’étouffe, au point qu’on lui « arrache » le prêtre des mains et que les gardiens le menacent.

Le prêtre parti, Meursault semble se calmer, il semble même atteindre une sorte de paix.

Il y a donc deux mouvements inverses, dans la fin du roman, et j’ai l’impression qu’il faut que je m’arrête avant le deuxième mouvementpour que ce soit Medi qui prenne en charge l’apaisement…

Je vous partage cette intuition dans ses balbutiements, pardonnez-moi, mais c’est parce que je crois que cette dynamique qui terminera À cause du soleil est primordiale, et en partie pour les enjeux philosophiques dont nous parlons.

Je vous embrasse,

Evelyne