LOUIS-KARL

L’adaptation cinématographique de 1994 de Little Women (mettant en vedette Winona Ryder, Susan Sarandon, Claire Danes, Kirsten Dunst et Christian Bale) est un film marquant de ma jeunesse – le genre de film que j’ai regardé plusieurs fois, presque chaque année, souvent pas dans son intégralité, doublé en français et entrecoupé de pauses publicitaires.

En cherchant des œuvres à adapter pour la scène, j’ai rapidement pensé aux Quatre filles du Docteur March, que je n’avais toutefois jamais lu. En plongeant dans ce récit, vieux de plus de 150 ans, j’y ai retrouvé les raisons pour lesquelles cette histoire m’avait tant interpellé. Comme la plupart des gens, c’est Jo et sa façon de défier le monde, ainsi que son émancipation par l’art qui m’ont marqué.

 

JULIE-ANNE

Ma mère m’a offert le roman quand j’étais enfant, et je l’ai boudé. Le film de 1994, pourtant iconique, n’a pas croisé ma route (j’étais trop occupée à regarder Brad Pitt dans Legends of the fall, cette année-là). Je suis donc entrée dans le projet d’adaptation vierge de toute idée préconçue, ce qui m’a permis de faire la connaissance de Little Women avec un regard adulte, au même âge où Louisa May Alcott l’a écrit. Les principaux thèmes de l’œuvre (famille, passage de l’enfance à la vie adulte, désir amoureux, quêtes identitaires, affirmation, masques et conventions sociales) figurent parmi mes plus grandes obsessions d’autrice.

Le roman, hautement féministe pour son époque, a participé à l’émancipation féminine en donnant au monde, surtout en la figure de Jo March, des modèles de femmes fortes, fougueuses et aventurières, qui prennent leur destin en main même si elles sont considérées par la société comme d’éternelles enfants. Little Women fascine depuis longtemps. Il a été traduit en plusieurs langues, décliné en de nombreuses adaptations et relectures, sous diverses formes (films, téléséries, bandes dessinées, comédies musicales). Il est certainement intéressant de se demander comment il peut résonner au Québec en 2022, en français, et sur la scène!

ADAPTERLE TITRE

LOUIS-KARL

C’est l’une des premières et évidentes décisions à prendre : repenser le titre pour cette adaptation. Le titre original anglais, Little Women, évoque finement le passage à l’âge adulte et cette dualité entre filles et femmes. Pourtant, la traduction littérale Petites Femmes devient péjorative. La première édition française de l’ œuvre (1880) a opté pour la traduction Les quatre filles du docteur March. L’histoire révèle que l’éditeur français a voulu donner au père March le rôle de docteur plutôt que celui d’aumônier dans l’armée, poste qu’il occupait dans la version originale. Il croyait qu’avec ce titre et cette modification au récit, le roman serait mieux reçu dans une France républicaine. Les traductions françaises sont maintenant très fidèles à l’œuvre de Louisa May Alcott, mais le titre trompeur a survécu. Donc, comme le père est plutôt absent du récit, il nous apparaissait évident qu’il ne devait pas être dans le titre. Et les filles March doivent s’appartenir. Quatre filles! Voici que ce simple titre a pris sa place.

… L’ÉPOQUE ET LE LIEU

LOUIS-KARL

Il y a en filigrane de l’histoire des filles March une Amérique en pleine guerre de Sécession. Je n’ai pas l’impression que le contexte historique est au cœur des enjeux et thèmes qui m’attirent dans l’œuvre. Il y a une sorte d’intemporalité à ces sœurs qui veulent devenir adultes à leur manière dans un monde où les modèles autorisés ne sont pas les leurs. Je crois que l’adaptation n’a pas besoin qu’on explique que cette famille vit dans les années 1860. J’ai envie qu’on réfléchisse sur les enjeux fondamentaux que traversent les quatre filles: devenir ce qu’on souhaite malgré la pression sociale; le passage à l’âge adulte; l’art comme outil d’émancipation.

JULIE-ANNE

L’époque et le lieu de l’histoire resteront fidèles à l’œuvre d’origine, mais seront plongés dans un certain flou. J’ai envie de mettre en lumière ce qui est similaire entre les États-Unis de 1860 et le Québec de 2022, c’est-à-dire : l’humain qui y vit. Le roman, bien qu’il s’inscrive dans son époque et son pays, est campé dans l’intimité de la famille March, au cœur des quatre filles, et c’est là tout l’intérêt de l’œuvre.

Qu’est-ce que c’est, devenir adulte? Que perdons-nous de notre enfance? Réussirons-nous à devenir qui nous voulions être? Cette projection de nous-même, que nous pourrions appeler «idéal», ou «objectif», est-elle réaliste? Comment parvenir à évoluer si la société nous restreint? Comment être nous-même si nous devons jouer des rôles? Comment rester solidaires entre nous, si nous sommes rivaux? À quoi sert la famille, lorsque nous la quittons? Comment notre vision du monde se réajuste-t-elle à l’âge adulte?

 

LA LANGUE

JULIE-ANNE

J’en suis toujours à chercher la langue exacte du texte, les différents niveaux d’expression, le ton. J’essaie de trouver une sorte d’hybride (ou de friction) entre une langue québécoise que l’on reconnaît intuitivement, dégagée des effets de modes et des expressions modernes, mais adoptant le rythme et la cohérence de la langue d’aujourd’hui, et une sorte de langue « intemporelle » dans laquelle les images peuvent naître et fleurir, sans chercher le réalisme. En bref : allier le poétique et le concret.

L’histoire ne se déroule pas aujourd’hui, mais elle se transporte jusqu’à nous! Je veux que nous puissions la saisir avec nos têtes et nos cœurs d’aujourd’hui, sans l’effort que peut demander la compréhension émotive d’un texte « d’époque », qui peut laisser un effet de distance émotive dont nous ne voulons pas. Au théâtre, différents niveaux de langue peuvent cohabiter. Les narrations, monologues intérieurs et dialogues n’ont pas à répondre aux mêmes règles, bien qu’ils doivent être cohérents entre eux.

LES PERSONNAGES

LOUIS-KARL

Quels personnages mettre en scène? Évidemment les quatre sœurs March, mais après? Jo étant l’alter ego de Louisa May Alcott, il paraît essentiel que ce personnage soit au cœur du récit. Bien que les quatre sœurs soient toutes d’une importance égale dans cette cellule familiale, Jo est celle qui questionne le plus les modèles établis, qui bouscule les conventions de son époque. C’est sa quête d’écriture et d’autonomie qui traverse l’œuvre. Le voisin de la famille, Laurie, est également un personnage essentiel à la création de ce texte. Il conteste la pression sociale exercée sur les garçons de son temps. Il est l’égal de Jo et en quelque sorte la cinquième sœur de la famille.

Bien que la mère, Marmee, ait une place privilégiée dans la plupart des adaptations, il nous semblait qu’elle pouvait n’être qu’évoquée par les filles. Tante March est un personnage hautement plus complexe à développer. Puisqu’elle représente ce qu’il y a d’ultra conservateur à cette époque, elle devient un modèle à défier pour les sœurs. Elle est également une ouverture sur le monde pour ces jeunes femmes, un moteur d’affirmation.

Tous les autres personnages qu’ils croisent sur leur chemin seront évoqués par les quatre filles, tantôt par le jeu et tantôt par la narration.

JULIE-ANNE

Moi, je veux raconter la révolte de Beth, qui va mourir avant d’avoir vingt ans. Son effroi de voir un bébé mourir dans ses bras. Le chemin douloureux qui mène à une « acceptation » de sa propre mort. Ses regrets, ses désirs, tout ce qu’elle ne pourra pas vivre comme les autres. Et Jo, qu’est-ce qui l’empêche réellement d’aimer Laurie? Les convenances? Sa soif de liberté? Son absence de désir? Cette jeune fille « garçonne », qui aime inventer des personnages et jouer des rôles, a-t-elle un secret? D’où vient sa soif d’indépendance, son besoin d’écrire? Et Amy? Est-ce sa peur de déplaire qui guide chacun de ses choix? Comment a-t-elle réussi à s’extirper du regard des autres pour se faire face à elle-même? Quelle place occupe l’art dans sa vie et comment la partager avec l’amour? Et Meg, comment vit-elle la sexualité, la grossesse, l’accouchement de ses jumeaux? Et la brusque réalité de sa vie d’épouse, qui doit tenir maison et enfants, jusqu’à l’épuisement et le déni de soi? A-t-elle des impulsions « imparfaites »? Qu’est-ce que les quatre sœurs March veulent fuir, qu’est-ce qui les étouffe, contre quelles parts d’elles-mêmes devront-elles se battre? Comment pleure-t-on la mort d’une époque, la mort d’un espoir, la mort d’une sœur? Et comment Laurie, partagé entre son rôle de « bon garçon » et ses impulsions libertaires, pourra-t-il devenir lui-même? Voilà un modèle masculin intéressant, allié des femmes, qui tente de préserver sa propre sensibilité contre la pression de performance masculine. Comment pourra-t-il vivre sa soif d’amour sans blesser ses essentielles amitiés?

LE RÉCIT

JULIE-ANNE

La courbe dramatique est un défi de cette adaptation pour la scène, puisque le roman vagabonde davantage qu’il ne construit une montée dramatique. J’ai donc traversé le roman d’un bord à l’autre plusieurs fois, en tentant d’extraire ce qui me semble pertinent, ce qui éveille ma curiosité, ma tendresse, ma révolte. En plus des éléments essentiels à l’histoire, je me suis attardée aux petits détails, à la manière qu’une chose a été écrite, ou évitée. J’aime saisir au vol la pensée incendiaire de Louisa May Alcott, qui s’immisce parfois là où on ne l’attend pas. Entre le respect de l’œuvre originale et ma propre acuité, il y a un vaste espace où se joue ce qui, à mon avis, est à retenir de Little Women au Québec en 2022.

Louisa May Alcott s’est largement inspirée de sa propre vie pour écrire son roman. Elle en a adouci les douleurs, a mis en relation des choses qui ne l’étaient pas, a inventé des scènes qui auraient dû se produire, tout ça pour réussir à écrire un roman destiné aux jeunes filles de l’époque. Ou, plus exactement, pour prouver à son éditeur qu’elle n’était pas capable de le faire… ce qui, bien sûr, s’est avéré faux! Ce pont entre le réel de Louisa May Alcott et la fiction de Little Women est pour nous l’un des points d’intérêt de l’œuvre, un moteur de création.

LOUIS-KARL

Se rapprocher de ce que l’autrice voulait écrire, voilà une des ambitions dans la création. Alcott était elle-même soumise à une pression sociale en ce qui a trait au mariage, à la carrière et à l’autonomie financière. Elle aurait souhaité que son alter ego, Jo, puisse s’affranchir de ce modèle de mère au foyer, dépendante d’un mari pour subvenir à ses besoins. Mais l’autrice révèle dans ses écrits que son éditeur croyait que l’héroïne devait se marier, ce à quoi elle finit par concéder. C’est un défi de trouver tous ces petits détails dans la biographie de Louisa May Alcott et de faire justice au récit qu’elle souhaitait voir exister.

JULIE-ANNE

Il faut aussi déjouer les tabous. L’écriture ne s’est pas faite en toute liberté. Bien que féministe et avant-gardiste, Louisa May Alcott était conditionnée par son époque, ses propres limites et tabous personnels, comme nous tous. Il est particulièrement intéressant de chercher ce qui est censuré, dans le texte. Parmi les sujets évités brille la sexualité (et ses variations), cet amant pourtant inséparable de l’adolescence… Je ne veux pas me soumettre à cette censure, aussi j’irai dans l’intimité du corps et de la tête des personnages. Ils auront l’acuité d’aujourd’hui, mais plongés dans le monde d’avant, dévoilant le gouffre entre la liberté des pensées et les restrictions de l’époque.

POUR LA SCÈNE

LOUIS-KARL

J’en suis encore aux premiers balbutiements de la création d’un écrin poétique et esthétique dans lequel les sœurs évolueront — un espace qui n’est pas réaliste et qui laisse la place aux relations qui meuvent les personnages. 

Je souhaite que le piano soutienne le récit. L’actrice qui joue Beth est d’ailleurs pianiste et pourra jouer en direct. Le piano, c’est l’enfance, le rêve, la tendresse. Même si les sœurs se séparent peu à peu, que leurs corps s’éloignent, cette texture sonore les unira quoi qu’il advienne.

J’ai envie que l’espace se déploie au fur et à mesure que le spectacle avance – la scène s’ouvre aux comédiennes comme le monde aux quatre filles. Bien que leur histoire évolue au gré des saisons, j’ai envie de placer les personnages dans un hiver éternel – l’hiver originel dans lequel on rencontre les personnages. Elles s’émancipent, surtout dans la deuxième partie, mais cette saison demeure leur ancrage, leur plancher. J’aimerais qu’il neige sur scène. L’accumulation de cette neige est le symbole de toutes les luttes menées. Sous son manteau, une multitude de promesses. Une scénographie qui devient un moteur pour les interprètes. Ils doivent travailler dans une matière organique, un élément incontrôlable, qui garde le jeu vivant et qui témoigne de la résistance des personnages.