LE NOEUD QUE JE PORTE

Ce n’est pas facile pour moi de m’asseoir et d’écrire.

C’est encore plus difficile pour moi de m’asseoir et d’écrire sur les traumatismes intergénérationnels.

Écrire sur ce thème signifie que je dois réfléchir au sujet, le disséquer, le remettre en question et l’expliquer avec des mots qui sont porteurs de sens pour les autres… mais il est difficile de trouver ces mots parce que, en ce qui me concerne, le traumatisme intergénérationnel ne fait pas toujours sens.

Je pense souvent que ce traumatisme ne m’affecte pas, parce que j’ai eu une enfance relativement heureuse : je n’ai manqué de rien, j’avais un toit sur la tête, j’ai toujours eu de quoi manger, personne n’a perdu la vie. Ma famille m’aimait et je l’aimais en retour. Alors que tant de gens ne peuvent pas en dire autant, qui suis-je pour parler de traumatisme ? De quel droit puis-je en témoigner ?

Mais quand je prends le temps de me demander si j’en suis affectée ou non, je me rends compte que le traumatisme fait partie de moi. Il est cousu en moi. Silencieusement. Cousu dans un nœud emmêlé à l’intérieur des os, des muscles et du sang dont j’ai hérités de mes grands-parents maternels.

Je suis née avec ce nœud parce que ma mère est née avec ce nœud. Ma mère est née en 1946 dans un camp d’internement japonais après la Seconde Guerre mondiale, et elle a reçu ce nœud de ma grand-mère, qui a vécu la honte d’être Japonaise. En 1946, personne ne voulait être Japonais. Sans entrer dans une leçon d’histoire (Google est là pour ça), être Japonais est la raison pour laquelle nous avons tout perdu à l’époque. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvions pas rentrer chez nous, la raison pour laquelle le pays que nous avions choisi nous appelait « ennemis », la raison pour laquelle nos familles et notre communauté étaient divisées, la raison pour laquelle les enseignants, la police, les voisins, les étudiants et les médias blancs haineux et racistes criaient, nous insultaient, nous suspendaient aux fenêtres par les chevilles. En 1946, être Japonais était une chose terrible.

Une aînée nippo-canadienne m’a un jour parlé d’un jouet en peluche qu’elle avait reçu pour Noël à l’âge de 10 ans, et de la façon dont elle l’a vu se transformer en cendres dans un feu de joie. Lorsque sa famille a été forcée de quitter sa maison sur la côte ouest du Canada pour aller dans des camps d’incarcération, son père a choisi de brûler tous leurs biens au lieu de les laisser être volés ou vandalisés par leurs voisins blancs.

Après la guerre, mes grands-parents n’ont pas appris à leurs enfants ni à leurs petits-enfants comment « être » Japonais. Ils ne nous ont pas appris à parler, à danser ou à chanter en japonais par peur d’attiser à nouveau la haine des Canadiens si nous étions trop fiers de qui nous étions. Ils nous ont appris qu’il valait mieux se cacher. Pas à cause de quelque chose que nous avions fait, mais à cause de ce que nous étions.

C’était leur façon de nous aimer. De nous sauver. De la haine.

Ma famille m’a tout donné. À leur insu, ils m’ont aussi légué un nœud. Un nœud appelé honte. Un nœud fait de pertes et de de cendres.

Et il est si serré qu’il pourrait prendre toute une vie à se dénouer.