Ma pratique théâtrale m’amène depuis quinze ans à tisser des liens entre Montréal et des capitales d’Amérique Latine. En décembre dernier, les autrices Clara Prévost et Manya Loría travaillaient leurs pièces respectives à Montréal. Notre rencontre aura permis de mettre en lumière leurs préoccupations communes.

Dans Brillante de Clara Prévost, des enfants se retrouvent sur une montagne de débris au-dessus de laquelle planent des abeilles, c’est-à-dire des avions de guerre. Luna de La Mala Suerte de Manya Loría s’ouvre le jour de la Fête des Morts au Mexique. Le personnage de Luna, à la suite d’une mauvaise chute, va plonger dans une guerre à l’intérieur de son corps qui l’entraînera dans des lieux dangereux de Mexico. L’esthétique de l’horreur permet donc aux deux autrices de mieux cerner notre réalité ambiante.

« Nous vivons dans un état de guerre permanent, pense Clara Prévost. Les enfants savent ce qui se passe en Ukraine, ils savent que la Terre est irréversiblement en péril. Je veux montrer la pureté des enfants prisonniers de cette fatalité, car montrer leur détresse peut éveiller la compassion et nous aider à avancer. »

Pour Manya, il est important de plonger dans le monde des rêves de la nuit pour saisir autrement la réalité cauchemardesque du jour. « Notre réalité est empreinte de mythes  et  de  métaphores  qui  sont  des  repères  qui  donnent  du  sens,  si  on  apprend  à  les déchiffrer », dit Manya.

Avec une esthétique de l’horreur, ces autrices cherchent donc à transcender la cruauté du réel tout en la dévoilant sans l’édulcorer; selon elles on ne peut rien cacher aux enfants, car à leur manière, ils savent tout.

Ainsi, dans la pièce de Manya, au cœur d’une église devenue bordel à Mexico, Luna va rencontrer Saphir, une créature avec des attributs féminins puissants. Saphir dira : « Tu peux acheter des seins, te les faire greffer, mais éloigne-toi d’ici au plus vite si t’es une femme, parce qu’ici tu peux te faire couper en petits morceaux. » Par ailleurs, dans Brillante, Dimitri arrive en courant dans la cachette sordide des enfants avec une poupée aveugle enfouie sous son chandail. Celle-ci se transformera en une déesse dotée de pouvoirs magiques, régnant sur la ville en guerre.

L’image d’un garçon trimballant une poupée dans son ventre inspire Clara Prévost. Il en va de même pour Manya Loría, qui fait surgir Saphir, personnage aux seins greffés. Les deux autrices trouvent hyper important de faire reculer les limites de genre qui emprisonnent les enfants dans des modèles stéréotypés. Dans la pièce de Clara Prévost, la poupée Brillante sera manipulée à vue par deux jeunes personnages masculins. Dans un monde désenchanté, Brillante est la déesse de la vie. Elle permet aux enfants de donner libre cours à leur besoin de croire, au-delà de toutes croyances ou incroyances. Pour Clara, Brillante ouvre la porte à tous les possibles dans notre monde où les enfants sont des exilés.

C’est ainsi que, rejeté du monde dans Brillante, le jeune Othmane dira que c’est plate, apprendre. Il sera attiré par le vide ambiant et deviendra cette force d’inertie destructrice qui entraînera les autres enfants dans une noirceur de destruction insensée, sans écoles ni avenir. Dans Luna de La Mala Suerte de Loría, Luna, au contraire, sera avide d’apprendre. Elle voudra acquérir un peu de la sagesse des autres pour pouvoir connaître la vérité sur elle-même et transformer son mal de vivre en bien-être. De la même façon, chez Clara Prévost, Lola dira à Othmane qu’il faut apprendre à lire : « Si tu sais lire, tu ne meurs pas. »

C’est avec humour et philosophie que Prévost et Loría, par la quête de leurs personnages, nous questionnent sur le sens de la vie et de la mort. Pour Clara, les morts sont parmi les vivants, et les crises humanitaires nous disent constamment que la mort est omniprésente. D’autre part, selon Manya, quand au Mexique on apporte des cadeaux et des victuailles aux disparus le jour de la fête des morts, on contribue par ce rituel à ressouder le tissu social effrité.

Dans leurs pièces, ces deux autrices, que j’ai eu le bonheur de connaître, célèbrent des anniversaires. Celui d’Othmane dans Brillante et celui de Luna dans Luna de la Mala Suerte. Mais pour Clara Prévost comme pour Manya Loría, le théâtre est notre seule vraie fête, puisque seul le théâtre nous permet, en nous réunissant dans un lieu déconnecté du reste du monde, de fêter à la fois la mort, le chaos et la beauté de nos vies.