Une salle des nouvelles, qu’elle soit dans un journal, dans une station de radio ou de télévision, est une bulle qui évolue à son propre rythme avec une obsession du temps qui passe. Des horloges partout. Obsession. Un rythme un peu hors du monde, en accéléré.

Le journaliste est un travailleur hyper conscient du temps qui passe. Le texte est à livrer pour telle heure, il doit être à la conférence de presse à telle heure. Il doit parler un tel nombre de minutes. Le deadline, l’heure à laquelle il doit livrer son article ou son reportage, constitue le point focal de la journée.

Paradoxalement, le temps dans une salle des nouvelles est élastique. Il y a plusieurs années, je suis partie couvrir un fait divers dans les Laurentides et ne suis rentrée que le lendemain à la maison, quasi sans m’en rendre compte, emportée par l’histoire que je couvrais. J’étais là et pas ailleurs. Le petit village des Laurentides où une manifestante s’était enchaînée à un arbre était devenu le centre du monde. Combien de fois ai-je annulé un souper avec des amis ou un cours de yoga à la dernière minute parce que je n’avais pas fini, parce qu’il fallait couvrir, être là.

L’horaire d’un journaliste est une chose mouvante qui se colle à une actualité aussi exigeante qu’une maîtresse qui refuse de vous laisser partir vers une vie au rythme plus lent. Et on n’a pas envie de la laisser non plus, car elle est vive et complexe, l’actualité. Elle est rarement ennuyeuse, routinière, fausse. Elle est faite de gens qui souffrent, de gens en colère, de scandales, de joutes politiques, de faits divers, des meurtres, des feux ravageurs un soir de janvier ou d’une rivière qui sort de son lit et prive des citoyens du leur. Elle est rarement délicate, l’actualité, souvent violente, même. Froide. Elle ne prend pas de cours de yoga, ni ne va souper tranquillement chez des amis.

Ce faisant, il rencontre des humains, beaucoup d’humains. Ils sont souvent des champions, ces humains, dans leurs métiers d’êtres humains. Résilients, audacieux, nobles dans leurs combats, debout devant le drame. Mais, bien sûr, il y a aussi des ratoureux, des fourbes, des malhonnêtes, des compulsifs. La constellation humaine. Le pire et le meilleur, parfois les deux dans la même personne. Il faut écouter, essayer de comprendre l’histoire, ne pas se faire manipuler, créer des liens tout en restant impartial, objectif. Puis, il faut raconter l’histoire, simplement, clairement, trouver les mots pour peindre le réel avec les bonnes couleurs, ni trop foncées, ni trop claires.

 

Je ne connais plus personne qui fait cela, plus personne qui écrit à la main, matérialisation parfaite des états d’âme.

 

La pièce L’État m’a fait penser à beaucoup de choses. La crise que traverse les médias y est évoquée, la fin du papier, de l’imprimerie, de l’encre, la fin d’une époque où les journaux étaient des entreprises riches et florissantes. La pièce se déroule autour de la fin de ce chapitre, dernière édition papier où l’éditorialiste vient, comme on le faisait avant, livrer un papier réel, tangible, un objet plein de ratures. Je ne connais plus personne qui fait cela, plus personne qui écrit à la main, matérialisation parfaite des états d’âme. Mais cette mise en contexte de l’auteur, cette page qui se tourne dans l’histoire des médias m’a surtout fait penser au temps qui fuit, et pour un journaliste, il fuit une histoire à la fois. L’an dernier, j’ai parlé avec un journaliste qui a aujourd’hui un âge vénérable. Son premier reportage portait sur l’ouverture du « Nouveau-Québec » par Maurice Duplessis à la fin des années 50. Son dernier reportage a été écrit en 1995, lors du référendum sur la souveraineté. Son dernier papier.

Récemment, une de mes collègues prenait sa retraite après quarante-trois ans à nous raconter notre monde. Dans un montage d’archives, on la voyait toute jeune monter avec des bobines de films. Il y avait à sa fête de départ plein de vétérans qui évoquaient des moments cocasses, des histoires qui ont marqué leur époque.

L’un d’eux racontait l’histoire de la Vierge de Sainte- Marthe-sur-le-Lac. En 1986, une icône de la Vierge avait provoqué tout un émoi dans cette localité de la banlieue de Montréal. Une matière graisseuse suintait de l’icône, située dans une résidence privée. Des milliers de personnes s’étaient alors rendu rendre hommage à la Vierge. Un journaliste avait découvert le pot aux roses. 1986, ce n’est pas si loin, mais la description que ce bon vieux raconteur d’histoire en faisait en prenant son petit verre semblait peindre un tableau tout droit sorti du 19e siècle.

Cette collègue, elle est arrivée en retard à son propre « party » de retraite. Elle était en tournage, il y avait un deadline. Jusqu’à la fin, jusqu’au dernier papier, jusqu’au dernier reportage, le rappel du temps qui fuit inexorablement. Dans la pièce L’État, le dernier papier du personnage principal est un point de chute, une boucle qui se boucle, mais dans la « vraie » vie, le dernier papier de quelqu’un n’est que le premier de quelqu’un d’autre, l’actualité est une maîtresse infidèle qui ne vous attend pas, qui ne vous doit rien et qui se régénère sans cesse, à un tel point que cette histoire si importante qu’on avait à raconter est effacée par d’autres. Devant l’actualité, il faut de l’humilité jusqu’au dernier papier.